« Enfin , il est probable aussi qu'il y a une infinité d'univers où ni l'un ni l'autre n'ont jamais existé. » Ainsi s'achève le roman de Patrick Lapeyre, La vie est brève et le désir sans fin. Je tourne et retourne instinctivement le livre, je sonde les nervures de la couverture, je fais défiler sous le pouce les pages à toute allure comme un jeu de carte avant de les distribuer à des joueurs avant d'humer longuement le papier comme pour flairer l'espoir...Mais pourquoi donc a-t-il fait vivre ce Blériot et cette Nora le temps d'un roman?
Pour y explorer le désir aliéné à une détresse sans fond? Pour explorer l'impossibilité d'une île amoureuse, la tragédie du bonheur, la capacité d'autodestruction de l'homme amoureux? Pour y dire avec une lucidité féroce, l'horreur du vieillir, l'impasse du couple qui dure?
Blériot plane au dessus de son destin sans jamais trop réussir à en perturber le scénario comme s'il préférait se laisser consumer, comme s'il ne restait plus qu'à se laisser souffrir entre deux Martinis, comme s'il n'était qu'un observateur aérien en reconnaissance d'un territoire incertain.
Un roman noir tout comme celui de Michel Houellebecq, La carte et le territoire,dans lequel son héros finit par renoncer à rester l'acteur de sa vie mais s'attache méticuleusement à la regarder s'évanouir, perdue dans un territoire qu'il essaie de circonscrire en édifiant des murs pour mieux se couper des autres et du monde, pour mieux laisser venir à lui la mort.
Des héros dans la déréliction, survivant le temps d'une dépression. Deux hommes que l'amour laisse sur le bas -côté . Deux fils sans enfants, veillissants, en quête du passé et du père. Deux oeuvres au noir, l'une plus ancrée sur la terre, l'autre plus aérienne avec sa Nora qui est toujours entre deux capitales et ce Blériot qui aurait pu devenir aviateur.Tous deux franchiront l'épreuve du feu vers la mort dans une même torpeur.
Deux élégies pour des vies brèves.
Pour un peu on aurait envie de se noyer dans cette Mer Noire, obscucie par l'encre, ou dans celle-ci Rougie par le sang, là sur la carte.
Heureusement, le papier n'absorbe pas encore les corps, il les crée et les fait vivre sans fin. L'espérance demeure.
Deux tragédies, reflet des temps ou mélancolie privilège de l'âge?
Allons, nous irons encore boire un bitter campari à l'ombre des petits chevaux de Tarquinia et nous continuerons à lire pour notre plus grand bonheur. A quand un roman dans lequel il serait davantage question du bonheur? Le bonheur serait-il devenu littérairement incorrect?
Patrick Lapeyre, La vie est brève et le désir sans fin, P.O.L , 2010. Prix Fémina 2010
Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, 2010. Prix Goncourt.