Un père après sa mort défait l’écheveau de sa vie. Un fils, Francisco, remonte le temps kilomètre par kilomètre pour retrouver son père, ses sœurs, son frère, sa mère, son enfance. « Après un pas, un autre, un autre » pour que le monde ne s’arrête pas. Un marathon intérieur où surgissent les remords, les souffrances, l’amour, l’indifférence, la bienveillance dans une grande fresque qui convoque les fantômes pour recomposer le bonheur familial car « il y avait un instant où, tous en même temps, nous accordions du prix à être ensemble ».
Un roman sur le temps perçu. «Elle pense : maintenant. ». La vie y tient aux enfants : « Ma petite grand-mère, est-ce que tu viens bientôt ? ». L’écriture est originale parfois surréaliste dans des récits embrassés, entrecroisés, enchâssés dans un quartier populaire de Lisbonne au début du XXème siècle.
Les hommes et les femmes y mordent la sciure, les copeaux et s’aiment parmi les épaves de pianos. Les hommes parfois brutaux, parfois mutilés luttent « contre la tristesse et la peine « car leur époque ne les autorise guère à pleurer, ni même à dire leur amour ou leur peine. Les femmes tellement démissionnées par la vie se résignent et abandonnent leurs corps comme Marta au corps si monstrueux qu’il faut la déplacer en chaise à bras à l’arrière de la camionnette. Pudeur des sentiments, silences, dans ce roman de la pauvreté ordinaire qui rappelle le Premier homme de Camus ou encore davantage, Montedidio d’Erri De Lucca. Une pauvreté si bien connue, celle qui ampute les corps et les sens : « Ma mère entra dans un silence tellement absolu que son corps disparut presque » .Même la musique devient un luxe inaccessible. Il faut alors se contenter des bruits, du bruissement du monde mais la privation est tellement dévorante qu’elle en exacerbe l’exceptionnelle perception : sensualité des corps nimbés de lumière et d’ombres, prégnance des odeurs, celle des feuilles de citron ou de l’eau bouillante que l’on verse sur la poule, vibrations des notes et des attouchements… L’histoire de gens humbles rudoyés par la vie qui accrochent leur maigre espoir aux rituels du quotidien « dans les tasses suspendues[…] dans les torchons accrochés aux murs près de l’évier, elle reconnait la paix du matin » dans une attention au monde , aux samedis, aux dimanches, aux matins : « C’était une heure de délicatesse ». La vie de ceux dont la reconnaissance s’arrête aux portes de l’atelier alors que leurs pensées sont dignes d’être recueillies et confiées à un lecteur qui apprendrait à les aimer tout en partageant et conjurant les angoisses existentielles propres à tout homme et d’abord celle de la mort, une réalité physique brutale avant de devenir une absence chez JLPeixoto.
Un roman à dévorer avec la même boulimie que ces « jambes qui courent pour détruire le monde », comme une résurgence par la grâce de l’écriture d’un amour filial longtemps tu, enfoui dans le « Domaine des murmures ». Une œuvre poétique et un auteur portugais à aimer car il porte sur les hommes une indulgence bienveillante et bouleversante.
José Luis PEIXOTO, Le cimetière de pianos, Folio 2009.