Cette semaine, après avoir failli mourir au moins deux fois sur mon vélo, j'ai surveillé le bac.
Comme il s'agissait de l'épreuve de mathématiques réservée à la série S, j'avais emmené un bon bouquin déjà bien entamé, Les années d'Annie Ernaux. A force de va-et vient entre les pages de mon roman et la salle, je finis par l'apercevoir, là, assise sur la chaise-tube. Même frange, mêmes lunettes, même espérance dans le soutien-gorge, corps plus épanoui, peut-être... mais c'est pas sûr, car dans un repère orthonormal où il s'agit de vérifier que la fonction F définie sur l'intervalle ]0;+infini[ par F(x)=xLnx-x, est bien une primitive de la fonction logarithme népérien, difficile de se sentir pleinement bien dans sa peau. Je me revis, passant mon bac. J'avais choisi C pour la rime avec clé, celle qui devait me permettre d'entrer dans la cacophonie du monde. Je poursuivis ma lecture et j'allai, comme une variable aléatoire, à la rencontre de cet écrivain dans un va-et-vient constant avec les élèves que j'étais censée surveiller.
Même mémoire illégitime, celle qu'on déterre rarement, comme un fusil caché dans un congélateur après avoir assisté à une dispute conjugale.
Même sentiment de vie usurpée, d'existence illégitime: « C'est comme si elle était hors de la fête, séparée de quelque chose d' antérieur », complexe à vie intergénérationnel, celui des gens pauvres.
Vous vous effacez, vos paroles résonnent sourdement comme dans la bande son des Vacances de Mr.Hulot sur la plage de St Marc. Vous vous faites oublier comme un objet, surtout si vous n'êtes pas grande, vous devez choisir entre sautiller derrière ce goujat qui a restreint le cercle de conversation au point de faire paravent, ou lui faire une béquille, ou bien encore, car vous êtes bien élevée, entreprendre un pas chassé sur la gauche pour continuer à incarner la phrase en suspens.
Même imprégnation de Simone de Beauvoir, même refus affiché de la maternité, même désir de liberté, même sentiment « de ne plus avoir droit à l'intériorité » la vie avançant... Paroles d'une génération .
Même décalage entre la mémoire et l'Histoire, même distance par rapport à son existence .
Distance entre ces candidats au bac et leurs correcteurs qui n'appréhendent plus la vie sous le même angle. Distance entre deux générations qu'un livre réunit le temps d'une épreuve.
Tout est dit dans ce roman magnifique.
Comme elle m'a semblée courte cette épreuve du bac!
12h, fin de l'épreuve: “ dans cette question, le candidat est invité à porter sur sa copie les étapes de sa démarche même si elle n'aboutit pas.”
Comme il est difficile d'exposer les étapes d'une vie.