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Billet de blog 30 juillet 2011

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Le poids du papillon. Erri De Luca ou rêverie du chasseur solitaire.

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« L’air de novembre dénonce l’homme à toute la montagne », et si Erri De Luca dénonçait l’homme et son orgueil dans un battement de plume de seulement quelques pages essentielles.

« Le roi des chamois : c’était drôle qu’on l’appelle ainsi dans la vallée, lui le chasseur. Il laissait dire, mais il préférait pour lui le titre de voleur de bétail.

L’homme pouvait faire des ascensions bien plus difficiles, monter tout droit là où eux devaient faire le tour, mais il était incapable de leur complicité avec la hauteur. Eux vivaient dans son intimité, lui n’était qu’un voleur de passage ».

E D L en écrivain papillon frugal, nous invite à nous pencher sur la nécessaire humilité de l’homme face au monde animal, minéral et végétal . Il exprime dans ce roman son besoin irrépressible d’osmose avec la nature, le corps de l’alpiniste fondu dans la roche ou en communion avec « l’arbre héros » les jambes ballantes au- dessus du vide, en « goûteur » de présent. « Le roi goûtait le sel des étoiles. »

« Leur saut était un raccommodage entre deux bords, un point de suture au -dessus du vide. Il enviait la supériorité de l’animal, il reconnaissait la bassesse du chasseur qui invente un expédient, l’embuscade à distance.

Le roi des chamois : il savait bien à qui revenait ce titre. Le vrai avait été meilleur que lui, plus fort et plus précis. »

Supériorité de l’animal qui a gardé ses sens, fragilité de l’homme qui par sa conscience du temps qui passe a le privilège de sécréter son angoisse existentielle. Et si Erri De Luca rejoignait dans sa réflexion E.Morin, qui dans La Voie, commence par rappeler cette vérité : » No sabemos lo que pasa y eso es lo que pasa » en citant Ortega y Gasset : » Nous ne savons pas ce qui se passe et c’est cela qui se passe ».

« L‘espèce humaine est dotée de bien peu de sens. Elle les améliore grâce au résumé de l’intelligence. Le cerveau de l’homme est un ruminant, il remâche les informations des sens, les combine en probabilités. L'homme est ainsi capable de préméditer le temps, de le projeter. C’est aussi sa damnation, car il en retire la certitude de mourir. »

En amoureux de la solitude, nous convie-t-il à davantage de gratitude à l’égard des pionniers ou s’agit-il simplement d’une invitation à suivre la trace des marginaux de la pensée, des défricheurs d’avenir que sont parfois les chercheurs ? « Dans chaque espèce, ce sont les solitaires qui tentent de nouvelles expériences. Ils forment un quota expérimental qui va à la dérive. Derrière eux, se referme la trace ouverte ». Constat désabusé d’un sage comme cette idée selon laquelle « L’homme est doué pour la géographie, c’est la mesure qu’il apprend le mieux même sans école.» Intuition qu’ à être élevé comme des poulets en batterie, qu’à se concentrer hors- sol, dans des ensembles urbains de plus en plus boulimiques , l’homme perd de son essence et court à sa perte dans un univers trop globalisé sans repères? Expression d’une nécessaire communion avec le territoire qui n’est pas forcément une régression, bien loin de la théorie de l’état de nature qui préexistait au contrat social de J.J.Rousseau mais très proche du philosophe dans son amour presque romantique de la nature et de la solitude, jamais empreint d’orgueil, bien au contraire. « L’homme sur la montagne est une syllabe dans le vocabulaire. »

Et si EDL à travers cette fable, renouait avec le siècle des Lumières dans une prise de conscience éclairée écologique qu’il exprime de façon presque invisible, reflet d’une révolution tranquille des esprits soucieux de retrouver une territorialité à l’échelle humaine, loin des communautés d’agglomérations, mégalopoles , ou grands ensembles économiques factices, comme un goût réaffirmé pour les cartes, la géographies et les territoire, comme l’exprimait Philippe Grucca( philosophe auteur d’une thèse sur « L’échelle des responsabilités » dans l’Ecologiste de l’hiver 2010 :

« Face à la question des blocages psychologiques pouvons-nous compter sur une prise de conscience des questions écologiques(ou politiques) ? Plutôt que d’espérer une prise de conscience » comme on se plairait à espérer une prise de la bastille, je crois qu’il est beaucoup plus sérieux de trouver des lieux à habiter, des lieux où inviter dans lesquels la responsabilité soit rendue possible » « Enchâsse la société dans ton quotidien ».

Et si c’était cet éloignement du paysage soigneusement construite par l’homme et l’externalisation des nuisances environnementales qui empêchait toute prise de conscience de la dérive irresponsable de l’humanité?

« La vie au gré des saisons était allée avec le monde. Il l’avait gagnée tant de fois, mais elle ne lui appartenait pas. Il fallait la rendre, froissée après avoir été utilisée.

« Avait-il besoin de croire qu’il existait un contremaître ? »

« Il valait mieux qu’il n’existe pas. L’homme prospérait en son absence. Il avait appris le bien et le mal en se servant tout seul. »

« Le roi des chamois sut brusquement que c’était le jour. » et l’homme continua à surestimer ses forces alors qu’il avait su vivre dans une humble harmonie au cœur de la montagne.

Le poids du papillon comme une invitation à l’équilibre, un roman précieux.

Le poids du papillon, Erri De Luca, Avril 2011 Gallimard

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