L’an dernier, j’échappe de justesse au coup de poing d’un élève lancé en direction de mon visage… Ce ne sera pas le cas d’une de mes collègues quelques mois plus tard…
Je garde mon calme pendant qu’il m’insulte et me répète inlassablement « ta gueule, ta gueule, TA GUEULE ». C’est mon obligation, je suis l’adulte.
Et les autres ? Les autres élèves, témoins de cette scène choquante (qui n’est ni la première, ni la dernière), on leur dit quoi ? Que c’est ok d’agresser la maitresse ? Certains comprennent bien qu’il s’agit d’un enfant qui ne se contrôle pas mais cette violence laisse des traces…
Ces insultes dégradantes et humiliantes sont celles d’un élève de CE2, qui devrait bénéficier de soins et d’une scolarisation adaptée mais à ce moment-là, tout n’est pas encore mis en place.
Ses maitresses sont démunies, attendent avec angoisse sa prochaine explosion.
Je suis enseignante de CM2 dans une école élémentaire et j’ai besoin de hurler ma détresse car je subis de plein fouet un climat scolaire qui se détériore d’année en année.
Des élèves, aux profils multiples, sont accueillis dans nos classes à temps plein. Parmi eux, il y a ceux qui n’ont aucun suivi, ceux avec un dossier MDPH qui ne bénéficient pas de toutes les heures d’AESH auxquelles ils ont le droit en classe, par manque de personnel mais aussi parce que certaines AESH sont contraintes de s’occuper d’autres élèves en grande difficulté ou éruptifs et n’ayant pas de dossier.
Nous accueillons aussi des élèves de l’IDEF (foyer d’urgence) qui arrivent chez nous, en pleine année, ballotés de foyer en foyer en attendant de trouver une famille d’accueil.
De plus, on assiste à une véritable paupérisation de notre public qui cumule difficultés sociales et économiques. Parce que les inégalités se creusent et que ce sont les plus fragiles les plus impactés !
Des parents démunis, des parents absents, et parfois, des parents défaillants, méprisants.
Par conséquent, de plus en plus d’élèves chez nous sont en grande souffrance, peuvent devenir violents, et nécessitent une attention particulière. Notre quotidien s’en trouve bouleversé et nous cumulons les difficultés. Les enfants en grande détresse, sans soin, les enfants abimés par la vie et par les violences qu’ils ont subies (physique, psychologique, sexuelle).
Face à toutes ces souffrances, nous sommes seules et démunies. Comment faire lorsqu’un élève s’enfuit de la classe et que l’enseignante se retrouve seule avec les 25 autres dont il faut assurer la sécurité et gérer les apprentissages ?
Comment faire, seule, lorsque l’enfant crache, tape, insulte, retourne la classe et refuse de se calmer ? Lorsqu’il s’en prend aux biens et aux personnes?
Ce que nous vivons, élèves, enseignants, dépasse l’entendement. Le système défaillant est maltraitant.
Les violences sont multiples et même celles dirigées directement contre les adultes touchent, par répercussion, les autres élèves. Pour les protéger, nous mettons tout en œuvre, au quotidien, pour que le climat soit le plus serein possible.
Malgré tous nos efforts, nous constatons que certains enfants sont en état de sidération. D’autres banalisent cette violence, totalement azimutés par les bouleversements quotidiens. Dans les classes concernées, il est extrêmement compliqué d’assurer les apprentissages convenablement et de garantir un cadre rassurant et sécurisant.
Du côté des enseignant.es, c’est un désastre. Notre état se dégrade d‘année en année.
L’an dernier, encore, une collègue s’est arrêtée en décembre, la violence d’une de ses élèves a eu raison d’elle, de sa santé, psychologique et physique. Plusieurs mois après elle est revenue, mais les cicatrices sont là…
Cette année, c’est l’enseignante de l’ULIS qui a été contrainte de se déclarer en « accident de service », le corps meurtri d’avoir du gérer un élève qui tape, mord, griffe, s’enfuit. Elle n’a pas été remplacée…
J’ai du inclure à temps plein deux de mes élèves ULIS, sans aide, pour qui certains apprentissages sont très compliqués et pour qui la journée dans la classe est longue et fatigante.
Une AESH aussi s’est arrêtée suite à des coups reçus par ce même élève. En ce moment, une autre maitresse de l’école est arrêtée, à bout, usée par le combat (vain) qu’elle a mené pour résoudre la violence quotidienne d’un autre individu.
Le reste de l’équipe ne tient qu’à un fil : grande fatigue physique et psychique, sentiment d’impuissance, de culpabilisation, impression de mal faire son travail. Les crises répétées nous fatiguent, le stress chronique nous abîme.
(Depuis que j'ai écrit ces lignes, ma directrice s'est mise également en arrêt, épuisée après une journée de trop à gérer des crises sur son temps de décharge.)
Nous sommes sous tension permanente et nous sommes donc moins efficaces. Et RIEN, rien, absolument rien ne change.
Combien ? Combien d’entre nous vont tomber ? Combien faut-il d’enseignant.es arrêté.es pour que des solutions concrètes soient mises en place ?
Pour ma part, j’accueille un cas très problématique cette année. Cette élève n’est pas en capacité de rester dans son groupe classe trop longtemps (trop d’invectives, de conflits…). Je l’accueille donc avec ma binôme de l’autre CM2: on bricole, à notre niveau, on met des pansements sur les fissures du système comme on met des pansements sur les genoux des enfants, c’est tout ce que nous pouvons faire.
Dans l’angoisse de vivre une année éprouvante, nous avons anticipé avant l’été, adapté, aménagé la classe, proposé du matériel. J’ai acheté tout un tas d’objets pouvant l’aider à gérer son stress et sa colère. Mais depuis la rentrée, la tension dans ma classe est latente et palpable, je dois gérer ses bruits constants, ses gestes violents envers les autres, les réactions agressives et l’éventualité d’une crise à tout moment. Elle est en attente d’une place à l’ITEP, qui croule sous les demandes mais manque de places.
On pourrait se dire « Allez, c’est un cas isolé, serre les dents, cette année sera dure, l’année prochaine ça ira mieux ! », mais non. Des cas comme celui-là il y en a dans toutes les classes désormais et chaque nouvelle promo nous angoisse.
Dans ma journée de maitresse « à mille à l’heure », je cours, accrochée à mes élèves (monter, descendre, monter descendre, exiger 7 fois, 10 fois le calme dans les couloirs, veiller à la sécurité constamment). Parfois j’ai l’impression d’être un surveillant carcéral.
De ma classe à la cour de récréation en passant par la salle des maitresses, je cours, à peine le temps de passer aux toilettes. Ça fait partie du métier, oui, mais, dans cette folie, les pauses n’existent pas : photocopies, corrections, services de récré, gestions des conflits de plus en plus nombreux … Le midi : échanger, trouver des solutions pour tel élève, et ce papa très agressif qui nous insulte, et nous menace à la sortie de l’école, on en fait quoi ? Comment accueillir ensuite sereinement nos élèves quand le stress chronique s’est emparé de nous ?
Entre deux portes, je recueille le désespoir de mes collègues que je veux soutenir, à tout prix ! Mes collègues venant de vivre une énième crise, de recevoir de nouvelles insultes, meurtries et désemparées …
Car ce qui nous fait tenir, ce ne sont ni les moyens, ni la reconnaissance, ni les perspectives, c’est l’Equipe.
Nous devrions parler de pédagogie, de projets, de sortie ! C’est pour ça que j’ai fait ce métier, c’est ça qui m’anime !
Et toutes ces heures passées en équipe ou en conseil école-collège à regarder, analyser, dépité.es, les résultats toujours plus faibles de nos élèves en maths et en français. Parce qu’on les fait évoluer nos pratiques! Chaque année! Nous passons des heures à monter des projets, tenter de faire le lien, de motiver nos élèves comme on peut. Là-haut, on nous impose toujours plus de « fondamentaux » quand on devrait prendre le temps de développer l’esprit critique, prendre le temps de les faire réfléchir, s’émanciper et grandir. Prendre le temps de prendre plaisir!
Nous tenons tout à bout de bras, mais pendant ce temps on ne parle pas des réalités socio-économiques de notre pays. Face à une société qui va mal dans une école qui va mal, les profs ne peuvent pas faire de miracle.
Et, vous, parents, pourquoi ne faites-vous pas les mêmes choix quand il s’agit de vos propres enfants que lorsqu’il s’agit des enfants de manière générale ? Les écoles privés sous contrat, tant prisées par de plus en plus de gens affolés par le délabrement du public, reçoivent des subventions publiques mais font le tri des élèves à l’entrée ! Des subventions pour tous mais l’inclusion pour certains…
Garantir un enseignement de qualité dans des conditions décentes pour toutes et tous, c’est censé être ça, non, notre contrat social ? Malheureusement, nous nous dirigeons vers une école à deux vitesses.
Et nos gouvernants, à mesure qu’ils ont abimé nos conditions de travail et le système, ils enrobent tout avec des mots comme « bien être à l’école ». Quelle hypocrisie!
Alors, nous rédigeons des fiches RSST, nous remontons à notre hiérarchie les « faits établissements ». Nous faisons des IP, prévenons les parents d’élèves, écoutons les psychologues, proposons des temps de réduction scolaire pour les élèves éruptifs.
Nous nous réunissons tant de fois pour trouver des solutions ensemble, le midi, le soir après une journée déjà intense.
Non seulement les solutions institutionnelles ne sont pas adaptées à l’ampleur du désastre mais l’absence de soutien de notre hiérarchie est une énième violence subie par nous toutes et tous. L’école inclusive n’en porte que le nom.
Les belles paroles et les beaux discours politiques cachent, en réalité, une situation catastrophique de l’accueil des élèves en situation de handicap.
S’ajoutent à cela : les fermetures de classes, les suppressions massives de postes d’enseignants, les moyens financiers qui diminuent, les attaques politiques et médiatiques permanentes. Des contractuels qu’on embauche, sans formation ! Quel marasme pour eux et quelle insulte pour nous ! Enseigner est un métier. Qui s’apprend.
Je ne demande pas de médaille, je veux juste que la population soit informée honnêtement de ce qu’implique réellement notre métier. Qu’on cesse de nous mépriser.
Je ressens un profond sentiment d’injustice quand je vois l’état de notre école publique.
Les derniers propos proférés par un ancien Président de la République sont une gifle assénée aux visages des enseignants. J’ai l’impression d’imploser. Mes collègues et moi sommes confrontées à des situations humainement inacceptables mais lui, déconnecté de la réalité, se permet de nous taper encore dessus. Quelle honte...
Nous portons à nous seules les dysfonctionnements de l’Education nationale mais face à ces situations inextricables, c’est la double peine : subir le manque de moyens tout en ressentant une profonde culpabilité de mal faire notre travail.
Je suis révoltée de perdre mes collègues qui tombent une à une, comme des mouches.
Je suis bouleversée d’en entendre un certain nombre qui envisage de se reconvertir, de démissionner, qui n’ont plus la force…
Je suis désemparée face aux enseignants résignés, fatigués par avance de se mobiliser. Mais en même temps, comment les juger? On demande aux enseignants de mobiliser une énergie dont les réserves sont limitées. La stratégie a fonctionné: affaiblissez le système, usez le personnel, et faites croire ensuite que ce même système est responsable des problèmes qui sont pourtant structurels!
Je ne suis même pas sure que rendre visible notre souffrance suffise à générer de l’empathie à notre égard.
Je suis en colère : notre motivation qui se délite peu à peu ne bouleverse personne.
Que va devenir l’école publique ? Que vont devenir les humains qui vivent ce désastre ?
Quand la société va-t-elle prendre la mesure de la catastrophe qui se joue dans nos écoles ?
Ce n’est pas une affaire de prof, c’est un fait de société ! Et à ce titre, tout le monde est concerné.
Alors, indignons-nous, organisons-nous, réunissons-nous, et, ensemble, changeons les choses.