Naji El Khatib (avatar)

Naji El Khatib

Professeur et chercheur en sociologie

Abonné·e de Mediapart

6 Billets

0 Édition

Billet de blog 4 juillet 2025

Naji El Khatib (avatar)

Naji El Khatib

Professeur et chercheur en sociologie

Abonné·e de Mediapart

« Marche vers Gaza » : un récit personnel

Juin 2025, nous voilà en route pour Gaza, la désirée, l’inaccessible, enfermée derrière les murs du blocus imposé par l’ennemi israélien, mais aussi par le frère égyptien. Quelques milliers d’activistes ne peuvent franchir l’une des frontières les plus militarisées au monde.

Naji El Khatib (avatar)

Naji El Khatib

Professeur et chercheur en sociologie

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 6 décembre 2003, en pleine Intifada, et après une nuit difficile de combats incessants entre l’armée israélienne et les combattants palestiniens dans le quartier de al-Yasmina, dans la vieille ville de Naplouse où j’habitais à l’époque, je reçois un message du Consulat Français de Jérusalem-Est m’annonçant que mon voyage à Gaza a été annulé.

J’ai rassemblé mes affaires pour une journée de travail ordinaire à l’Université d’An-Najah, partagé entre colère et résignation. Voilà que, après des mois d’attente sur la liste des personnes autorisées à se rendre à Gaza, ils viennent de m’en retirer.

J’ai téléphoné à Jérusalem, et la réponse a quelque peu apaisé ma colère : Jane Birkin et ses musiciens avaient besoin de tous les véhicules du Consulat Français de Jérusalem-Est pour se rendre à Gaza pour donner un concert au Centre culturel Rashad al‑Shawa, le 8-9 décembre

Je me suis dit : quelle malchance pour moi, Palestinien né au Liban, animé d’une passion ardente pour découvrir tous les recoins de la Palestine, de la rivière à la mer. Naplouse représentait pour moi bien plus que l’Université : c’était le point de départ de mes visites dans toutes les villes et tous les villages de Palestine, sauf Gaza.

Mais que vient donc faire Jane Birkin à Gaza ? Chanter ou m’empêcher d’accomplir mes pèlerinages, physiques et mentaux, vers les lieux de ma mémoire familiale ?

J’aurais dû naître à Gaza, comme la plupart des Yafawi — les habitants de Jaffa — qui ont fui la ville par la mer après sa chute devant Tel-Aviv triomphante. Mais je suis né ailleurs, loin de Gaza, à cause de l’inexpérience maritime d’un pêcheur qui n’avait jamais osé s’éloigner des côtes pour pêcher. Au lieu de prendre la direction du sud, vers Gaza, il s’est trompé de cap et a navigué vers le nord, en direction du Liban.

Depuis, visiter Gaza, où j’étais censé naître, est devenu une obsession envahissante. J’ai tenté à nouveau en 2012, sans succès. Ma frustration n’en a été que plus grande.

Juin 2025. Mon fils aîné, Samy, m’a parlé d’une marche qui s’organisait pour se rendre à Gaza. En l’écoutant, tous mes désirs inassouvis, toutes mes frustrations refoulées sont remontées à la surface. L’espace de quelques secondes, je me suis vu entrer à Gaza, qui n’est plus la Gaza de 2003 ni celle de 2012, mais celle d’après la guerre et le génocide.

Sans hésiter, je lui ai répondu : « J’y vais. »

Il m’a répondu tout naturellement : « Moi aussi. »

Quelques jours plus tard, nous avons acheté nos billets pour Le Caire. Pour moi, il s’agissait de mon deuxième retour en Palestine, en direction de Gaza. Gaza résume à elle seule toutes les dimensions politiques, historiques et humaines de la Palestine.

Gaza, le camp de réfugiés géant.

Gaza, la prison à ciel ouvert.

Gaza, la résistante.

Gaza, l’étincelle de toutes les luttes du peuple palestinien, de 1948 à nos jours.

Et nous voilà en route pour Gaza, la désirée, l’inaccessible, enfermée derrière les murs du blocus imposé par l’ennemi israélien, mais aussi par le frère égyptien.

Entre rêve et réalité, je me suis inscrit officiellement et j’ai commencé à recevoir un flot de messages via les groupes WhatsApp et Telegram de la March to Gaza. Le nombre d’inscrits ne cessait de croître jour après jour.

Un sentiment de bonheur m’envahissait, mêlé à quelques inquiétudes en écoutant et en lisant les idées exprimées par quelques participants. Peu à peu, une communauté s’est constituée, malgré des conditions loin d’être idéales, portée par un enthousiasme qui alimentait une mobilisation internationale.

Un mouvement citoyen, populaire, non élitiste, sans affiliation politique. Un mouvement inédit que l’on pourrait qualifier d’internationaliste d’un nouveau genre. Ses membres ne ressemblent en rien aux internationalistes de la guerre civile espagnole ni aux partisans d’un internationalisme communiste ou révolutionnaire classique. Ils ne se revendiquent pas d’une idéologie affirmant que les humains doivent s’unir au-delà des frontières nationales, politiques, culturelles ou raciales pour défendre des intérêts communs.

Mais ils se sont internationalisés à travers la Palestine, devenue symbole universel de justice.

En effet, malgré l’impasse de l’horizon palestinien à l’heure du génocide, la Palestine émerge sous une forme qui transcende ses frontières, sa géographie et son peuple. Elle incarne la « valeur ajoutée » des luttes pour la liberté qui dépassent les cadres nationaux et étatiques. C’est la Palestine « non-palestinienne », celle de tous ceux qui aspirent à la liberté, hors des contraintes du marché capitaliste et des intérêts impérialistes.

Il n’est donc pas surprenant que la Palestine soit devenue la principale cause mondiale de justice, dénonçant les injustices aux quatre coins du globe.

En devenant symbole de justice et projet de libération radicale pour la terre et l’humanité, la Palestine dépasse les frontières naturelles et humaines de son territoire et de son peuple. Elle devient ainsi valeur et symbole universels.

Au nom de cet internationalisme palestinisé, les marcheurs incarnent la solidarité internationale sans frontières ni exceptions : défendre la dignité, la liberté et l’autodétermination des peuples est devenu un engagement universel. Et lorsqu’il s’agit de lutter contre le génocide, l’internationalisme impose de se lever et de prendre l’initiative, en tant qu’être humain responsable.

Ces internationalistes, ce sont ces gens formidables que j’ai rencontrés au Caire, puis aux premiers et deuxièmes barrages, où les forces de sécurité égyptiennes nous ont brutalisés, arrêtés et agressés pour nous empêcher de poursuivre la route vers Ismaïlia et rejoindre Al-Arish, point de départ vers Gaza.

J’ai eu l’immense chance de rencontrer des êtres humains remarquables, venus de dizaines de pays, animés par leur compassion pour la Palestine et sa cause juste, exigeant la fin du génocide à Gaza et la liberté pour la Palestine, du fleuve à la mer.

Moi-même Palestinien, participant à cette marche vers Gaza, je les ai toutes et tous remerciés d’être du bon côté de l’histoire, de la justice et de la liberté.

J’ai été témoin de cet enthousiasme débordant et de ce courage sincère chez les marcheurs. Mais j’ai aussi entendu des propos irresponsables de la part de certains, observé un manque d’organisation et de discipline, et surtout une méconnaissance du terrain égyptien qu’il nous fallait traverser.

Les organisateurs ont annoncé : « La Marche mondiale vers Gaza est un mouvement citoyen, apolitique et indépendant. » Mais peut-on réellement échapper à la politique et à ses calculs froids, dénués de toute considération humaniste et éthique ?

Comment oser qualifier d’ « apolitique » un mouvement fondamentalement politique — qui exige l’arrêt du génocide, le retrait de l’armée israélienne de Gaza, et la levée du blocus, imposé aussi bien par Israël que par l’Égypte ?

Que la marche soit un acte citoyen par excellence ne contredit pas sa nature éminemment politique, même si les organisateurs affirment :« Nous ne représentons aucun parti, aucune idéologie, aucune religion. Nous représentons le peuple, dans toute sa diversité et son humanité ».

En réalité, nous évoluons bel et bien dans le champ politique, malgré ces affirmations simplistes et naïves. L’attitude des autorités égyptiennes a révélé à quel point cette marche était profondément politique, puisqu’elle a été interdite, ses participants arrêtés, agressés et déportés — alors même qu’ils étaient pacifiques et sans la moindre intention de violence.

La politique de l’État égyptien répond à la logique du pouvoir, aux intérêts de la classe dirigeante et à des calculs froids, sans égard pour les « principes directeurs » de la marche : justice, dignité humaine et paix.

Cette naïveté assumée par les organisateurs a occulté les réalités politiques du moment. Lorsque ces réalités se sont imposées brutalement, de nombreux marcheurs ont été sidérés.

Une participante d’origine arabe m’a demandé comment un État « frère », arabe et musulman, comme l’Égypte, pouvait se comporter de la sorte.

Un jeune homme voulait louer un scooter pour franchir les barrages, persuadé que les jeunes gendarmes égyptiens n’oseraient jamais tirer sur des européens solidaires de la Palestine.

À plusieurs reprises, lorsque j’expliquais les réalités du terrain, j’ai vu s’installer déception et méfiance à mon égard. Quand j’ai dit que nous n’étions pas dans un pays ami, certains ont bruyamment protesté. Mais les descentes musclées de la police dans nos hôtels et appartements au Caire ont suffi à dévoiler la réalité.

La complicité de l’Égypte n’est pourtant pas nouvelle. Le régime a scellé et encerclé Gaza pendant des années, même quand les forces israéliennes n’occupaient pas le côté palestinien de Rafah. Des milliers de Palestiniens ont dû payer plus de 5 000 dollars par personne pour fuir le génocide. D’autres doivent encore verser des sommes exorbitantes pour que les camions d’aide humanitaire puissent entrer à Gaza.

L’Égypte refuse aujourd’hui encore aux Palestiniens présents sur son sol le droit au travail, aggravant leur situation économique et laissant des centaines de familles dans la précarité. Certains en viennent à vouloir retourner à Gaza, mais se retrouvent face à un chemin obstrué.

Il ne faut pas édulcorer la réalité des régimes complices et des mécanismes répressifs. L’Égypte viole sa propre souveraineté en permettant à des entreprises comme Erjani de tirer profit du blocus et du génocide, en accordant sélectivement des permis d’entrée et de sortie de Gaza, tout en exploitant la bande depuis des décennies.

Sous le blocus, chaque mouvement nécessite pots-de-vin et arrangements clandestins, renforçant un système mafieux fondé sur la souffrance des Palestiniens.

Le convoi de Sumud et la Marche mondiale vers Gaza sont des actes de défi, non des menaces militaires. Quelques milliers d’activistes ne peuvent franchir l’une des frontières les plus militarisées au monde : le passage de Rafah.

Mais les internationalistes pour Gaza et contre le génocide trouveront d’autres moyens de poursuivre la lutte pour la Palestine et pour la justice à l’échelle mondiale.

Et moi, je serai encore là, parmi ces êtres sincères et attachants, dans l’espoir de voir un jour Gaza, mon amour.

NAJI EL KHATIB, sociologue, ancien « assistant professeur » à l’Université National d’An-Najah, Naplous, Palestine.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.