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Billet de blog 17 décembre 2025

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L'entre-deux mondes

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L’ENTRE-DEUX MONDES

« Il n’y a plus rien et ce rien, on vous le laisse ! Foutez-vous en jusque là si vous pouvez, nous, on ne peut pas… » Léo Ferré

    Le problème c’est que le monde ne s’effondre pas d’un coup d’un seul, voyez-vous. Pas d’éclair apocalyptique décisif. C’est encore trop lent, comme un putain de supplice. Bien que la vie normale soit mise en suspens de plus en plus souvent par les vents destructeurs, les sécheresses qui craquent les sols, l’eau qui monte et remonte, l’annonce des guerres insolubles et des chiffres effrayants de la misère qui s’étend dans nos rues, on dirait que ces événements sont encore trop disparates pour que le choc électrise tous les cerveaux d’un coup d’un seul. Comme si les morts humains, animaux et végétaux ne faisaient pas assez de bruit, comme si leur sang, leur affamement restaient des fatalités bien connues de l’Histoire. Les magasins sont encore pleins, les urgences n’ont pas toutes fermé, les maisons tiennent, même si elles se craquèlent et qu’il y fait trop froid ou trop chaud, et les plans d’épargne persistent. Pas d’émeutes de la soif, de la faim, de la fin. Le pire est encore présenté comme « à venir » sous forme de projections et de rapports chocs des ONG et des parlementaires.

Par de terribles soubresauts, l’Ancien monde résiste et se déchaîne. Le Capitalocène refuse son crépuscule et attaque plus férocement encore les impératifs d’égalité, de l’Amazonie à Saint Soline, des mines du Congo aux déserts texans. L’extrême-droite libertarienne étend son emprise et son IA va pomper la flotte qu’il nous reste…

    On essaie de détourner nos enfants des écrans pour qu’ils réalisent que l’enfer progresse mais comment leur faire réaliser ce qu’ils perdent alors que tant déjà a disparu des terres luxuriantes et des époques paisibles, et que c’est à cause de ce qui n’est plus qu’après s’être coltinés notre hypocrisie et notre arrogance générationnelle, ils auront à se battre contre les déluges et contre les enfants des dominants qui grandissent biberonnés au profit rapace. Ils se voient chercher un amour, un boulot, une maison tandis que nous imaginons leur corps grandissant se métamorphoser en charognards spectraux qui s’entretueront pour l’accès aux ressources élémentaires…

    Et nous.

   Nous qui vieillissons. Nous qui progressons vers l’âge où l’on fait partie des faibles, des inutiles, des êtres en trop donc négligeables et qui vieillissons d’autant plus vite que les inquiétudes s’ancrent : où habiter pour parer au pire ? Comment manger et se soigner correctement ? Où l’eau sera véritablement potable ? Reste-t-il un gouvernement de gauche sur cette planète ? Quid des communautés pas trop tarées ? Quelle part de confort abandonner ?  

    Le budget devient fou, découpant ses angoisses sur les jours, les semaines, les mois, l’année pour finalement s’attaquer aux décennies et venir hanter nos vieux jours.

-Les jours : « nan mais c’est pas vrai que ces enfoirés ont encore augmenté les tablettes de chocolat, le prix des métaux lourds est à la hausse dites-moi »…; «  nan mais d’où elle sort celle-là avec son dépassement d’honoraires de 60 balles, déjà qu’elle est nulle et pas dispo, enfoirée de libérale va… »

-Les semaines : « un de ces quatre, je ne vais plus la payer cette facture d’électricité, je vous jure, je ne vais plus vous payer, enfoirés de privatisés »…. « nannn le pantalon à 30 balles du gamin était aussi fait en Bangladesh, enfoirés d’esclavagistes, je vous jure on va finir en peaux de bêtes… »

-Les mois : « putain la ruine ces vacances, enfoirés à faire comme si les touristes avaient tous plein de pognon… » « Mais où va-t-on pouvoir aller pour être sûrs de ne pas saloper un écosystème et que la tente ne prenne pas feu ?? Tu ne sais pas ? Ben moi non plus… »

-L’année : « quoi ? ah ne me dis pas que Microsoft nous oblige à racheter un ordinateur qui supporte la mise à jour Windows 11…. Des millions d’ordinateurs à balancer mais où ?Où ?? » « Ca coûte CA une voiture d’occasion bien polluante comme il faut??? Enfoirées de marchandises même-pas-nécessaires-en-vrai »…

-Les décennies : « il voudra toujours être vétérinaire ? comment je vais lui payer sept ans d’études à Paris parmi ces connards de bizuteurs bon sang…est-ce qu’une chambre d’étudiant à l’abri des 50 degrés annoncés, ça existera ? »

-La vieillesse : « nan mais je vais quand même pas bosser encore vingt ans, même pas en rêve, donc si je m’arrête avant, j’ai besoin de quoi, de combien ? Donc je dois économiser dès maintenant ? fini la bouffe, les fringues, les vacances ?? »

-Le budget épuisé, vaincu : « oh putain allez vas-y oui oui prends toi ce que tu veux, je te retrouve à la caisse…oui, oui on ira à la neige, tant qu’il y en a… »

    Le budget. Et les maladies : lesquelles se préparent déjà en nous, quelles  petites monstruosités de plastique et de dioxyde de carbone charriées par notre taux explosif de stress oxydatif ? Mais on en a déjà tellement respiré, ingéré, fumaillé, bu de cette merde que ce sera sûrement la suprême perfidie du système que de nous faire crever d’un cancer avant que l’on puisse contempler sa chute. Nous finirons dans une époque troublée, incandescente, sans savoir comment cela va finir, qui va gagner et à quel prix…

   On ne pensait pas vivre aussi inéluctablement, aussi intimement notre finitude. Pas comme ça. Pas maintenant. Pas à cause d’eux. Notre monde qui nous menace, nos corps qui ne sont plus des remparts fiables, nous font aussi appréhender les conditions très concrètes de la misère : règne de l’incertitude et enjeu obsédant et morbide de la survie. Comme dans la misère, on ne se sent plus de taille. Les obstacles sont infranchissables. On ne peut plus compter sur demain et aujourd’hui s’est encore perdu à redouter les courriers administratifs, la fin du mois et la fin du monde.

    Comme dans la misère, on se prend à voir la mort comme une délivrance, un grand renoncement soulagé. Face à un feu trop nourri, on s’imagine faire ses adieux au monde dans une apothéose intime d’amour et de réconciliation avec le grand Tout tant que cela est possible. Tout pardonner : il y a eu Trump mais aussi les Black Panthers (et Léonardo DiCaprio). Il y a eu la finance mais aussi la solidarité. Il y a eu le porno mais aussi les nuits d’amour dont ont jailli des générations magnifiques. Il y a eu le pétrole mais aussi l’eau pure et céleste des glaciers. La canicule mais le soleil qui redonnait la vie. Les baleines, la littérature et les ami.e.s. Comme si la mort représentait le seul véritable sursaut pour se lier éternellement aux beautés et aux grandeurs du monde, pour les défendre et les sanctifier avant qu’elles ne se rabougrissent en fossiles, telles ces momies recroquevillées, implorantes, calcinées que plus jamais personne ne pourra découvrir.

   Comme dans la misère incapacitante, le fol espoir que quelque chose se passe et change la donne bat son plein parfois pour s’enterrer toujours encore plus profondément, nous laissant encore plus misérables.

   Pas si facile que ça à enterrer le fol espoir. J’en ai quand même été à un point où j’espérais que les politiques veuillent bien faire quelque chose pour nous, c’est tout dire…

Mais que le grand dégoût ne les invisibilise pas dans un système ou un pluriel anonyme : « ils », « eux »…Car chacun de ces gens-là a un nom et une histoire de mensonges et de méfaits. A la prochaine canicule, quand on suffoquera dans les 40 degrés, pensez aux responsables de cela, pensez aux directeurs des 200 entreprises les plus polluantes du monde, vous savez ceux qui sourient en couverture des magazines à la con avec le montant de leur fortune qui fait pitié et qui n’en ont rien à foutre de nous savoir bouillir. C’est si  énervant et si humiliant que vous ne vous laisserez plus aller à attendre quelque chose de ces gens-là.

   Ils ont gagné et nous prendront tout ce qu’ils peuvent, notre temps, notre argent, notre forme, notre eau, notre air, notre bouffe, notre toit. Tout.

Ils ont gagné.

   Et il faut bien l’accepter pour se donner la possibilité de passer d’une panique en constante ébullition à une haine froide et bien portante, à un grand Mépris qui plutôt que d’implorer secours et miséricorde, voit le grotesque des Dominants, mord dedans et ne lâche plus sa jugulaire. Il faut accepter que nous et nos enfants évolueront dans des conditions quotidiennes instables par épisodes ou en continu et que nos préoccupations se développeront autour des besoins primaires. Fini le « métro-boulot-dodo » en attendant la retraite. Fini les saisons. Fini le service public.

   Faut bien l’accepter. On est même d’accord pour l’effondrement à venir. Car enfin la perspective que tout continue ainsi, se faire dépouiller jusqu’à l’os, s’asservir aux faux-débats des agendas politiques et contempler les méga-feux, voir nos enfants dormir dans des box de garage pendant leurs études, le ventre pas assez rempli, savoir les vieillesses mal soignées, mal traitées, est très exactement mortelle.  

    Et l’on ressent cette timide mais certaine jouissance à imaginer les normes civilisatrices se dissoudre dans une nouvelle survie. Plutôt chercher des patates que pointer à France Travail pour mériter un RSA indigne. On nous agite un grand carnage en vue mais la vie se revitalise aussi quand les cartes se rebattent et que se pressent une libération de tout un tas d’obligations débiles et de destins tout tracés.  Alors vas-y capitalisme de merde, sursaute et colapse, moi et le dernier gorille à dos argenté (et vous, si vous voulez), on t’attend. Venez voir les riches avoir la trouille, ça met du baume au coeur…Va quand même y’avoir de sacrées teufs, des squats de oufs, des banquets d’Auvergnats, des millions de coming-outs de tous bords. Ce sera pas triste.

    Quelque chose va commencer. Quelque chose commence déjà. De fait, on se prépare. De fait, on s’aiguise, on s’organise. On change, quoi.

On s’inspire des damnés.e.s de la terre, de celles et ceux qui n’ont jamais rien eu à attendre du monde mais tout à en redouter et qui n’ont rien de matériel à perdre. Devenir humbles, sans plus exigés d’être payés comptant pour les efforts faits et les glissements opérés. Ne pas exiger de  « résultats ». Trop ministériel, trop bourgeois. Tâcher d’être à la hauteur du moment, ce qui veut dire qu’on bricole, qu’on se débrouille, qu’on ose, qu’on se plante, qu’on retente, qu’on arrose ce qui germe.

   Schizophrènes devenant tranquilles, nous vivons un pied dans le monde institutionnel ambiant, un pied dans le monde craquelé et reconfiguré de demain. Bienvenue dans l’entre-deux mondes. On profite d’avoir encore un peu le temps pour choisir sa culture par un mouvement de déculturation et reculturation. On repense son corps, ses corpus, ses liens sa perception

On va encore pointer. Les enfants vont à l’école. On part en vacances planter la tente dans la Manche. Mais on prend toutes les questions angoissées une par une et on ose les régler : on commence le potager. On achète les filtres à eau. On trouve un futur lieu d’habitation et on se lance à déménager. On aménage les caves. On se forme au secourisme. On prépare les kits de survie. On construit des réseaux d’entraide. On resserre les liens. Les amitiés, les amours conjugaux et filiaux vont connaître des épreuves. On ne se demandera plus les mêmes choses : le sang-froid et l’altruisme vont devenir les nouveaux critères.  On fait sécher les cours à nos enfants pour qu’ils apprennent à reconstruire un habitat. On leur apprend à se battre. Et surtout à ne pas se battre, à porter une parole diplomatique pour protéger ceux qui ne pourront pas se battre. A combiner les savoirs des cueilleurs, des chasseurs et des négociateurs du GIGN.

Contre la dématérialisation, on ne lâche plus aucune matérialité. Et contre la matérialité, on renonce. Nous rentrons dans l’âge minimaliste. Nous sommes épuisés de consommer. Nous avons eu notre part de plaisir, on a aimé s’acheter de bonnes séries, de bons bouquins, de la bonne bouffe et tout un tas de bêtises pour les enfants. Et bien, c’est fini aussi. Le problème du budget est réglé. Puisque tout ce qui est vendu asservit quelqu’un quelque part, on renonce. On n’en peut plus d’acheter des aliments empoisonnés et des vêtements qui tuent l’Asie du Sud à la tâche. La bouffe écoeure et les objets renforcent une dépendance haïssable. On ne peut pas acheter « mieux ». Trop cher. Alors on achète moins et de moins en moins. On ne mise plus sur l’épargne mais sur notre apprentissage de la débrouillardise et du renoncement.

Ces salauds ne me tiennent plus avec les snickers glacés. J’ai découvert le troc….

    On ne veut plus savoir que ce qui fait du bien, là où ça palpite d’exemplaire et de motivant. Le meilleur existe encore. Car enfin, on se bouge. Tout le monde bouge, partout, de là où il est. L’appauvrissement de la population et le changement climatique forment un cocktail molotov que beaucoup voient arriver sur eux , qui force à développer de nouveaux réflexes et une nouvelle sagesse. En tant que privilégiés, nous avions une dette vis-à-vis des infortunés et nous payions notre tribut en n’ignorant aucune horreur, en se documentant savamment sur toutes les dégueulasseries en cours quelque soit leur lieu, leur forme, leur visibilité. Et à force de penser que nous n’en savions jamais assez, nous en savons trop. Nous étouffons. Désormais, prendre autrement sa part dans la mêlée. Devenir plus brutales, moins subtiles. Regardez-moi : j’ai commencé par de longues études de philosophie et me voilà à vouloir travailler dans le retraitement des déchets, à me sentir appelée, convoquée par la gestion des rebus d’un système haï. Evacuer la merde, nettoyer les marées noires et brunes comme seule manière de prendre ma part du fléau.

    Le ciel nous est déjà tombé sur la tête. Nous sommes les mutants anti-IA et anti-fibre. Nous sommes celles et ceux qui vous aideront quand vous emprunterez les routes de l’exil. Nous sommes les chercheuses de sources, les planteurs de légumes et les potes aux animaux de basse-cour. Nous sommes les fabricant.e.s d’ombre, de fraîcheur. Nous sommes les voix gentilles qui vous accueilleront dans leur retraite au calme quand vos écrans ne marcheront plus et qu’il faudra troquer d’abrutissantes chimères contre les joies des kibboutz made in Pas de Calais.  Nous sommes les vieillardes musclées de demain, qui vous mettaient la tête à l’envers voire au carré avec leurs principes avant que vous ne compreniez qu’elles avaient raison, comme d’habitude. Nous sommes les vieux barbus tannés de demain, fous du village, amis des bêtes, que vous moquiez avant de devoir vous démerder sans les pouvoirs publics. Nous sommes les migrant.e.s dont vous jalouserez l’extraordinaire résistance quand vous vous prendrez plus de coups que de pain. Nous sommes les jeunes dont vous vous êtes tellement foutu de la gueule avec votre contrat social écrit par Total et LVMH qu’ils ne vous calculent même plus. Nous sommes Gaïa qui va tout défoncer dans une gueulade légendaire, l’esprit des bois à poil contre le Titan...

Nous sommes presque prêt.e.s.

Nous sommes demain.

A demain….

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