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Billet de blog 11 février 2016

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FACEBOOK A AUSCHWITZ

Sur une rencontre imprévue entre les réseaux sociaux et Auschwitz

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis que je l'ai sollicité en 2011 pour qu'il me communique les archives dont il disposait sur la déportation de la famille B., le musée d'Auschwitz-Birkenau me fait parvenir régulièrement sur mon compte Facebook le récit des événements qui ont ponctués la vie du camp de 1940 à 1945, tel que du moins il arrive à les reconstituer à travers les documents disponibles et les témoignages recueillis. Ainsi reçois-je ce matin ce récit laconique :

"Le 23 février 1943, 39 prisonniers (des garçons âgés de 13 à 17 ans) sont emmenés  d'Auschwitz II-Birkenau au camp principal et placés dans le bloc 20, dans une salle préparée pour eux dans l'hôpital des détenus. Les garçons sont transférés dans le camp principal pour soi-disant suivre une formation d'infirmier. Le soir même, ils sont tous tués par injection intracardiaque de phénol. Les injections ont été administrées par un infirmier SS, le SS-Unterscharfüher Herbert Scherpe. Les jeunes détenus étaient arrivés àAuschwitz avec leurs parents le 13 et 16 décembre 1942 et le 5 février 1943 dans des convois de polonais expulsés de la région de Zamosc."

Suit une photographie représentant une des seringues utilisées pour ces injections mortelles :

(comme pour chaque réception sur Facebook je peux, à la suite, "commenter" ce texte, taper sur la touche "j'aime" ou encore "partager")

Je ne sais comment accueillir le récit abrupt de l'assassinat de  ces adolescents diffusé avec une facilité si déconcertante sur la page Facebook du musée d'Auschwitz. Je n'arrive pas à en atténuer la violence et celle-ci me frappe de plein fouet au milieu du flot ininterrompu des messages et des "alertes" de toutes sortes qui viennent encombrer continuellement ma messagerie et mon esprit et qui soudain m'apparaissent inutiles et futiles.

Le message est envoyé à des dizaines de milliers d'interlocuteurs à travers le monde, accompagné seulement de la mention "sans objet" et cet intitulé me semble soudain contenir toute la vérité de ce qui s'est passé en cette journée du 23 février 1943 (pour nous donc à des années-lumière de notre présent) et qui en effet n'a pas d'objet définissable ni reconnaissable dont nous pourrions nous prévaloir pour mieux le ranger sur une des étagères rassurantes de nos esprits dispersés et rationnels.

Ce court texte m'en rappelle un autre, plus terrible encore (s'il est possible de faire une hiérarchie de l'horreur en ce domaine) et peut-être est-ce le lien que je fais sans m'en rendre compte entre ces deux textes qui me rend celui du musée d'Auschwitz si insupportable. Il est écrit de l'intérieur même du camp par Lejb Langfus, un membre des  "Sonderkommandos" (unités spéciale), contraint d'extraire jour et nuit, avec d'autres détenus juifs, les cadavres des chambres à gaz, de les brûler dans les crématoires et de disperser les cendres. Ce qu'il écrit a été enfoui dans le sol de Birkenau dans l'espoir d'être un jour retrouvé et de pouvoir témoigner des horreurs vues et vécues en ce lieu d'extermination.

Le texte est intitulé " Les six cent jeunes garçons " :

"On avait amené au milieu de la journée six cent jeunes garçons juifs de douze a dix-huit ans, revêtus du costume rayé du camp, très léger et en loques, avec des chaussures ou des sabots de bois. Les enfants avaient l'air si beaux, si éclatants, si bien bâtis qu'ils rayonnaient dans leurs haillons. C'était dans la seconde moitié d'octobre 1944. Ils étaient conduits par vingt-cinq SS lourdement armés. Une fois qu'ils furent montés dans la cour, le chef du Kommando leur avait ordonné : "Déshabillez-vous dans la cour!". Les enfants avaient aperçu la fumée de la cheminée et avaient aussitôt compris qu'on les menait à la mort. Terriblement effrayé, ils se sont mis à courir en tous sens en s'arrachant les cheveux, ne sachant comment se sauver. Beaucoup éclataient en sanglot et l'on entendait s'elever une extraordinaire lamentation. Le chef du Kommando et son adjoint se sont mis à frapper sauvagement les enfants sans défense pour qu'ils se déshabillent. Quand le gourdin a finit par se briser à force de frapper, il en a pris un autre et a continué à fracasser les têtes. Le plus fort a été vainqueur. Les enfants se sont déshabillés en proie à une peur instinctive de la mort. Une fois nus et déchaussés, ils se pressaient les uns contre les autres pour se protéger des coups mais ne descendaient toujours pas (au bunker de gazage). (...). Les voix pures des jeunes enfants devenaient au fur et à mesure de plus en plus fortes pour exhaler une profonde et amère plainté. Leurs bruyants sanglots se faisaient entendre de loin. On était complètement assourdi et envoûté par çes pleurs désespérés. Les SS assistaient à la scène avec un sourire satisfait et sans une ombre de compassion, puis avec l'orgueilleuse joie des vainqueurs, ils les poussèrent dans le bunker en les frappant brutalement (...)"

Tout comme le précédent mais avec une force décuplé, ce récit relate des événements à la limite du représentable et de ce que peut raisonnablement concevoir aujourd'hui un esprit humain.

Mais peut-être l'impact douloureux de ces deux textes me renvoie-t-il avant tout aux conclusions auxquelles j'étais parvenu moi-même concernant la manière probable dont les enfants de la famille B. ont été assassinés à Auschwitz. Après de longues recherches et un soin méticuleux porté à l'itinéraire de leur déportation, j'en étais venu en effet à la conclusion que le père et le fils aîné n'avaient pas été tués dans les chambres à gaz du camp, l'existence de certificats de décès les concernant excluant cette hypothèse, tandis que l'incertitude restait totale sur les circonstances de la mort du second fils, l'absence de tout document se référant à lui pouvant signifier soit une destruction de ce dernier lors de l'évacuation du camp, soit un gazage du jeune garçon. S'était alors formé l'hypothèse qu'ils aient pu tous les trois être exécutés lors de ces innombrables séances d'assassinats par injection intracardiaque de phénol, les certificats contenant les faux diagnostics sur ce qui avait provoqué leurs décès faisant chaque fois référence à une défaillance cardiaque. L'un d'entre eux est d'ailleurs signé par le médecin SS Karl Entress, "inventeur" de cette méthode d'élimination des déportés. Ont-ils ainsi été eux-mêmes "sélectionnés", en 1942, comme le furent quelques mois plus tard leurs pauvres compagnons d'âge ? A-t-on usé avec eux des mêmes stratagèmes mensongers pour cacher l'intention meurtrière qu'on nourrissait à leur égard ? Est-ce le même infirmier SS Herbert Scherpe qui leur a inoculé l'injection mortelle ?

Lorsque j'étais enfant, j'ai longtemps été soigné par un médecin "juif", déporté et rescapé d'Auschwitz, le docteur Léon Landau. Il faisait forte impression car il avait gardé comme séquelles de sa vie au camp durant plusieurs années, le ventre proéminent des enfants faméliques, des yeux exorbités par une hyperthyroïdie acquise là-bas, une claudication permanente et une insuffisance respiratoire bruyante et intimidante. Autant dire que je n'en menait pas large lorsque j'étais obligé d'aller le voir. Il était avec les enfants l'homme le plus doux que l'on puisse imaginer et passer les premiers moments d'incertitude anxieuse tout n'était qu'attention bienveillante et compatissante, à l'opposé de la rudesse avec laquelle il prenait en charge ses patients adultes. Ce contraste finit par s'éclaircir plus tard lorsque j´appris qu'il avait perdu son fils de trois ans et sa femme lors de leur arrivée au camp, en 1942, lui-même n'ayant eu la vie sauve que parce qu'il était médecin.

Le récit oú il relate sa déportation et son expérience de la "médecine" particulière des camps évoque ces séances spéciales de mise à mort par piqûres intracardiaques. Il en avait lui-même été le témoin à plusieurs reprises :

"Les "sélectionnés" sont massés dans la buanderie. On les introduit individuellement. Un prisonnier prononce à haute et intelligible voix le matricule de la victime. Kler contrôle sur sa liste que le numéro y figure bien. On fait asseoir l'homme. Derrière la chaise se tient un détenu, médecin ou infirmier, qui soulève le bras gauche du condamné en lui mettant la main derrière la nuque et lui tient l'avant-bras droit. L'Oberscharführer Klehr charge sa seringue "Record" de 5 cm3 d'acide phénique, se place devant la victime, enfonce l'aiguille -une aiguille de 10cm de longueur- dans le troisième espace intercostal gauche. Klehr se trompe rarement. La plupart du temps, l'aiguille pénètre droit dans le coeur. Le sang afflue dans la seringue. Klehr pousse le piston. Lentement. Une quinte de toux secoue l'infortunée victime. Et sa tête retombé, du côté droit. L'infirmier qui se tient derrière la chaise empoigne alors le cadavre sous les aisselles. Un deuxième détenu surgit du couloir et saisit l'homme par les jambes. Chaque jour, les piqûres intracardiaques tuent quarante à soixante déportés." 

J'ai fini par retrouver le SS- Unterscharführer Herbert Scherpe. Il apparaît sur une photographie prise bien plus tard, lors de sa détention préventive trop tardive de 1961. On en sait plus sur lui que sur ses victimes du 23 février 1943 dont il ne reste rien, pas même le nom. Il faut dire que sa condamnation à quatre années de prison pour l'ensemble de ses crimes le laisse libre dés 1965 et qu'il meurt paisiblement dans son lit plus de trente ans plus tard, en 1997.

Il n'y a donc pas de justice, comme on le voit, et les victimes le sont doublement, l'impunité venant redoubler la sentence de mort et le crime.

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