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MELANCOLIE MÉMORIELLE
Vous les regardez et une évidence s’impose à vous: ces visages, vous les connaissez bien, vous les croisez tous les jours en bas de chez vous ou au bureau, dans les transports en commun ou les boutiques. Ce sont les visages de vos voisins de palier ou de vos ami(e)s les plus ancien(ne)s, des êtres si proches de vous et de votre quotidien que vous ne pouvez vous tromper sur leur appartenance à votre cercle de connaissances le plus rapproché.
Pourtant vous n’avez jamais rencontré ces personnes et vous ne les rencontrerez jamais, car elles ont disparu entre 1942 et 1944 dans les camps d'extermination nazis après leur arrestation en Belgique et leur passage par le centre d'internement de Malines situé entre Bruxelles et Anvers.
Parce qu'elles étaient "juives" ce sort funeste leur fut réservé et elles se retrouvent aujourd'hui, 70 ans plus tard, rassemblées les unes à côté des autres dans le bouleversant ouvrage de portraits que leur consacre le Musée juif de la Déportation et de la Résistance de la ville de Malines.
18500 portraits pris de face au format de photos d'identité. Des yeux qui vous regardent avec intensité, étonnement ou inquiétude ; des hommes, des femmes, des adolescents et des enfants réunis par l'arbitraire de la déportation et de la mort. Une lecture qui au fil des pages devient éprouvante et mélancolique, chaque portrait faisant violence à notre insouciance en faisant revivre devant nous une humanité disparue et vibrante.
Prenez par exemple la photographie n°82 à la page 12 du volume 3. La jeune femme s'appelle Anna Franciska Kaufmann, elle doit avoir une vingtaine d'années, on ne sait rien d'elle que ce que l'on voit sur la page imprimée : un visage visiblement fatigué, un sourire discret, une chevelure ondoyante qui se perd au-dessus d'un manteau sombre au col rehaussé. Ou bien observez la photographie n°43 à la page 28 du volume 2. Il s'appelle Frankfurter Walter, il a 19 ans, il fait face à l'objectif avec beaucoup de dignité, il a un air grave et un joli costume d'où se détache une cravate finement nouée. Il a l'air seul et désemparé. À côté de lui il y a la photographie de son frère, plus jeune de 2 ans, mais qui a l'air plus mature, moins vulnérable. Un peu plus loin vous vous arrêtez sur le visage de Kurt Korona (n°46, page 16) qui doit avoir 10 ans. Ses grands yeux noirs sont étonnants de fixité devant vous. Il se dégage de son visage une sensation de plénitude et de fragilité qui crève littéralement l'écran qui vous sépare de lui. Vous avez immédiatement envie de le prendre dans vos bras et de lui sauver la vie.
Vous continuez votre lecture. C’est un chemin de croix dans la désolation, un crève-cœur interminable autant qu’indispensable, chaque photographie sauvant chacun, à tour de rôle, de l’oubli et de l’anéantissement définitifs.
Page 26 du volume 1 il y a Perla Herszlicowicz, joli visage de femme mûre saisi un instant entre lumière et disparition; sa mèche ourlée sur le côté droit du visage la singularise à tout jamais. Israël Jacob Grunbaum attend votre visite page 11 du volume 2, il a un regard buté sous sa chevelure blonde et disciplinée, il ne s’en laisse visiblement plus compter et semble prêt au combat. On lui donne 18 ans tout au plus.
Isaac Prajs, la quarantaine assumée et le crâne dégarni a l’air déterminé lui aussi, il prend la pose de biais, page 18, ses sourcils ombrageux et fournis ne donnent pas vraiment envie de le contrarier. Valérie Pins semble quant à elle au bord des larmes page 17. Son visage est si triste, son regard si désespéré que l’on craint qu’elle ait déjà compris où tout cela allait la mener.
Siegmund Berber (n°18) regarde lui de côté et esquisse un sourire. Il semble admirer son frère photographié un peu plus loin et qui nous regarde droit dans les yeux pour l’éternité, chemise blanche à larges cols ouverts sur son adolescence, comme une promesse d’avenir. Et puis, Carolus Johanes Broder qui nous fixe du regard avec une telle intensité et un tel calme, qu’au bout de quelques instants cela en devient insoutenable.
Peu à peu, au fil des pages, une communauté se constitue ainsi devant nous, improbable et mystérieuse, plus réelle pourtant que les images qui défilent continument sur les écrans de notre modernité technologique. Des inconnus, des doubles peut-être (« un double est mort à notre place à une date et dans un lieu inconnu et son ombre finit par se confondre avec nous »/Patrick Modiano), des êtres qui soudain redeviennent terriblement présents et se rappellent à notre souvenir avec force et émotion : Max Mayer, Efraim Gutman, Pierre Fischer, le petit Abraham Dynowicz ou Katharina Adler, née le 26 mai 1921 à Budapest, déportée par le convoi n°11 jusqu’à Auschwitz où elle fut gazée à son arrivée et qui revient vers nous à la page 5 du volume 1, belle, émouvante, inoubliable.
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