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Billet de blog 12 février 2016

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MOURIR À 20 ANS À AUSCHWITZ

Avoir 20 ans en 1942 et en 1977 à Paris.

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MOURIR A 20 ANS A AUSCHWITZ

Longtemps j'ai pensé qu'écrire sur Max B. était impossible.

Il paraissait si éloigné dans le temps et si insaisissable dans son itinéraire parmi nous.

Cela semblait empêcher tout récit et décourager toute tentative de s'approcher de lui. 

Un jour pourtant, l'ami d'enfance de son frère se souvient d'une anecdote le concernant :

Sa mère, le voyant un matin sortir de l'immeuble où tous habitent, apostrophe l'ami en lui disant "Regarde, regarde comme il est beau, mon fils!". Le souvenir en est resté intact dans la mémoire pourtant terriblement restreinte de l'ami d'enfance, comme un fait essentiel se devant d'être rapporté précieusement quelque soixante dix ans plus tard.

Que la mère en ait été profondément convaincue, la photo familiale prise durant l'été 1938 en témoigne expressément. On y voit en effet une femme d'une quarantaine d'années poser une main délicate sur l'épaule d'un fils de 15 ans souriant et visiblement sous le charme. Détail infime mais précieux lui aussi au milieu d'une mise en scène photographique où les cinq membres de la famille se tiennent l'un à côté de l'autre sans se toucher.

Plus tard j'apprends qu'il a très régulièrement "triché" sur sa véritable date de naissance, grignotant quelques années par ici pour se rajeunir, quelques mois par là pour sauter une classe ou éviter une contrainte administrative incertaine.

C'est aussi un bon élève, ce dont témoigne son entrée au très sélectif lycée Voltaire où il termine sa scolarité dans le secondaire quelques jours avant son arrestation du 16 juillet 1942.

De celle-ci je ne sais que ce qui se trouve décrit dans les livres et le souvenir de l'ami survivant réveillé subitement au petit matin par le bruit des arrestations et à qui sa propre mère dit: " Ce sont les juifs qu'on vient arrêter".

Je le retrouve ensuite évoqué dans une lettre qu'écrit son frère du Vel' d'Hiv, ainsi que dans les registres et fichiers du camp de Pithiviers où il reste interné avec sa famille jusqu'à leur séparation définitive du 31 juillet, prélude à sa déportation sans espoir vers Auschwitz, son entrée au camp le 02 août et son assassinat le 15 octobre de la même année.

Il a alors juste 20 ans.

Trente cinq ans plus tard j'ai moi-même 20 ans et rien ni personne ne menace ma vie de la sorte.

Nous sommes en 1977, année qui n'a laissé aucun souvenir particulier dans ma mémoire ni dans celle du pays.

On disait alors plutôt: "Mais qu'a-t-il fait de ses 20 ans?" afin que de plus âgés s'interrogent sur les errements de leur vie sentimentale ou leur désœuvrement coupable devant les années qui passent et qui ne reviennent pas.

C'est à peine si l'on commençait à évoquer la dimension avant tout antisémite des déportations effectuées sous l'autorité du gouvernement de Vichy et la polémique allait bon train entre ceux qui voulaient se voir désigner comme déportés "résistants" et les autres (juifs) étrangement relégués au statut de victimes aléatoires du totalitarisme nazi au motif de leur appartenance exclusive à la société civile.

Il y a alors longtemps que tout le monde a oublié Max Befeler, d'autant qu'aucun parent survivant ne s'est intéressé à ce qui lui est arrivé et que ses cendres ont disparu dans le ciel d'Auschwitz ou dans la rivière Sola qui bordait le camp.

Aucune autorité française n'a jugé opportun de l'inscrire (avec sa famille) dans la liste des morts en déportation et d'établir ainsi son acte de décès. En l'absence, il est censé être nulle part, ni mort ni vivant, ni disparu ni parmi nous, englouti dans le trou noir de l'extermination, niant ainsi qu'il ait pu même exister un jour.

Bien plus tard je retrouverai sa trace au détour d'une recherche généalogique entreprise pour d'autres motifs et l'unique photographie où il apparaît finira par surgir d'un fonds d'archives lointain,comme une icône ancienne retrouvée miraculeusement lors de fouilles archéologiques.

C'est tout ce qu'on peut savoir finalement de lui, fixé à jamais sur la plaque du photographe un jour de l'été 1938, entre une mère aimante et secrètement fière de son grand fils, un père débonnaire et souriant, un jeune frère méditatif aux yeux fermés et une petite sœur surprise se raccrochant opportunément à la blouse de sa mère.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.