Elle a 53 ans.
Les circonstances dramatiques de sa mort liées à l’acte de bravoure qui l’accompagne ont immédiatement un profond retentissement, au-delà de ses proches et de la communauté universitaire dont elle fait partie
en tant que philosophe, psychanalyste et essayiste.
La presse nationale s’empare de l’événement, lui donnant une dimension relativement inattendue, même si
le creux éditorial de l’été participe à l’évidence de cette sur-exposition médiatique.
A l’époque, nous ne connaissons ni personnellement Anne Dufourmantelle ni son œuvre écrite dans ses domaines d’appartenance.
Pourtant, l’évocation de son nom fait immédiatement écho en nous pour les chroniques régulières qu’elle publie dans le quotidien « Libération » et que nous lisons avec intérêt.
Celles-ci sont souvent empreintes d’une colère sourde masquée comme Il se doit pour publication dans
cet organe de presse « mainstream » de l’intelligentsia de gauche.
Elle y développe avec nuance mais fermeté des thématiques qui lui sont chères autour des réalités politiques liées aux processus d’intolérance et de rejet induits par la modernité de nos sociétés, de plus en plus acquises au libéralisme économique et à sa mise en concurrence généralisée des biens, des services et des personnes.
Nous découvrons également l’ouvrage qu’elle publie en 1997 chez Calmann-Lévy, où elle « invite Jacques
Derrida à répondre De l’Hospitalité » en obtenant qu’il lui confie deux séances datées de son séminaire,
dont les intitulés parlent autant d’elle-même et de ses préoccupations éthiques que du philosophe de la Déconstruction : « Question d’étranger : venue de l’étranger (10 janvier 1996) et « Pas d’hospitalité »
(17 janvier 1996).
Le texte qu’elle rédige en introduction à ces séances est explicite en ce que, dit-elle, « la question du politique est donnée là comme étant celle qui nous vient de l’autre, de l’étranger (…) de l’effraction répétée,
insistante, de sa question. »
Elle reprend de nouveau cette problématique derridienne de l’Hospitalité en 2012, dans un article de la revue de psychanalyse « Insistance».
Elle y écrit (non moins explicitement) que « penser les règles de l’hospitalité aujourd'hui ce n’est pas se représenter l’invitation à une vie meilleure, tout au plus un refuge précaire, ou le portail armé électroniquement d’une douane ou d’un refus de passer le seuil. Seuil d’une civilisation que les demandeurs d’asile paieront au prix fort » car « l’étranger excite le fantasme de celui qui vient vous déposséder dans votre propre maison, qui vous séduit et prend vos biens. »
Aussi y rappelle-t-elle « que l’hospitalité inconditionnelle est une obligation d’accueillir l’autre sans rien lui demander, ni son identité ni d’où il vient, où Il habite ». Exigence « qui doit être mise en rapport avec les conditions d’hospitalité qui définissent les sociétés de droit et leurs échanges »
En ce sens « la psychanalyse est une pratique de l’hospitalité, pas seulement à la folie, mais à la nuit qui nous habite. Une ouverture non seulement à l’inconnu mais à un possible desentravement »
De tous ces éléments de préoccupation concernant la place et l’accueil que chacun de nous est prêt à consentir à l’autre venu de l’étranger, enjeu éminemment cruciale pour elle comme on le voit, nulle trace pourtant dans les nombreux hommages qui lui sont alors rendus, comme si son acte héroïque avait gommé d’un coup toute la dimension politique de sa disparition.
Pourtant, Anne Dufourmantelle ne disparaît pas n’importe où ni à n’importe quel moment mais dans cette Méditerranée (« mare nostrum » des Romains, « notre mer à tous ») de 2017 qui voit de nouveau tant d’hommes, de femmes et d’enfants réfugiés se noyer à quelques encablures de la plage de Pampelonne (Var) où se joue le drame qui l’emporte (plus de 3200 morts en 2017, 5000 en 2016..)
Pourquoi, dès lors, ne font-ils pas comme elle l’actualité de la presse matinale et des chaînes d’infos continues ? Qu'est-ce qui les différencie à ce point qu’aucun éloge, aucun chagrin ne viennent accompagner leur disparition ?
Est-ce l’acte d’héroïsme qui accompagne cette noyade estivale et sa dimension parentale (une mère sauve un enfant) ? Mais les nombreuses femmes qui se noient lorsque chavirent leurs embarcations de fortune font
preuve, elles aussi, d’héroïsme en traversant cette mer des plus grands périls et se noient souvent en tentant de sauver de la noyade leurs propres enfants ou ceux d’autres réfugiés.
Est-ce notre manière de nous protéger contre des images insoutenables d’enfants noyés en distinguant l’acte de bravoure indéniable qui permit d’en sauver un autre ? Glorifier ici par procuration le courage d’une femme exemplaire pour mieux masquer notre lâcheté ordinaire (nous ne faisons strictement rien pour sauver les noyés de la Méditerranée) ?
« Nous les laissons se noyer, pour nier » écrit ainsi l’écrivain italien Erri De Luca. A la fois « les nier »
(comme s'ils n’avaient jamais existé) et nier « en bloc » (toute responsabilité).
Une « nécropolitique » (Mbembe,A.) s’est ainsi mise en place sur le pourtour méditerranéen, distribuant les espaces de cette mer commune entre des zones protégées où nager relève du pur plaisir du farniente estival et d’autres où cela signifie la plupart du temps mourir dans l’indifférence générale.
On y pratique « une politique du laisser mourir » (Evelyne Ritaine) envers des personnes qui n’arrivant jamais à destination ne laissent aucune trace et disparaissent ainsi de l’ordre politique des vivants.
« Une généralité indifférenciée »(Mbembe,A.) vient alors remplacer un ensemble d’individus distincts, condition première de toute inscription dans un ordre social différencié et protecteur.
Ainsi pouvons-nous peut-être mieux comprendre ce qui sépare ces noyé(e)s là de la « noyée » Anne Dufourmantelle : que nous pouvons écrire ici son nom et la nommant lui donner une existence qui est désormais refusée aux autres, au-delà même de leur mort commune, eux qui n’ont pas de nom que nous puissions écrire à côté du sien mais seulement des matricules :
<« Mort numéro 31, sexe masculin, noir, probablement trente ans »; « Mort numéro 54, sexe féminin, noire, probablement vingt ans »; « Mort numéro 11, sexe masculin, noir, probablement trois ans »>
(Bolzoni, A./2014/rapport d’identification des victimes.)
Peut-être aurait-elle souhaité qu’il en aille autrement et par « Hospitalité » se joindre à eux dans l’épreuve ultime, leur insufflant « post-mortem » l’énergie du politique qui l’animait dans ses chroniques journalistiques, ses enseignements, ses livres :
<« Mort numéro 26, sexe féminin, blanche, probablement 50 ans »>.
A la relire on ne peut que s’en convaincre :
« Il ne peut y avoir de valeur donnée à l’universel sans un devoir d’attention et de mémoire constant envers le singulier, c’est à dire envers ce qui fait trébucher le concept, l’idéal, le juste et le beau du côté de la fragilité, de « l’humain trop humain », de ce qui n’est ni défendable ni même, parfois, représentable. »