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photographie: Juanita Millal, une femme mapuche, (25 nov.) lors des révoltes pour une nouvelle constitution et pour une vie digne en 2019, Chili. Le mouvement semble s'essouffler aujourd'hui.
Le poète chilien Floridor Pérez publie en exil un recueil poétique : Les lettres du prisonnier (Mexique, 1984). Le poème « La partida inconclusa » raconte le meurtre d’un prisonnier politique qui s’ajoutera à la liste d’exécutés politiques (2123 personnes) durant les 17 annees de dictature civico-militaire chilienne. Le texte de Pérez est le suivant :
La partie inconclue
île Quiriquina, octobre 1973
Blancs : Danilo Gonzalez (Maire de Lota)
Noirs : Floridor Pérez (professeur de Mortandad)
1. P4R, P3FD
2. P4D, P4D
3. CD3F, PxP
4. CxP, F4F
5. C3C, F3C
6. C3F, C2D
7. …
Pendant qu’il réfléchissait à son prochain mouvement
un trouffion a crié son nom du poste de garde
– j’arrive ! – il a dit –
en me donnant le petit jeu d’échecs magnétique.
Comme il ne revenait pas dans un délai raisonnable,
j’ai écrit à la rigolade : il abandonne
seulement quand le journal El Sur,
la semaine d’après, a publié à la une
la nouvelle de son exécution
dans le Stade Régional de Concepción,
j’ai compris toute la magnitude de son abandon.
Il avait été formé dans les mines de charbon
mais il n’était pas devenu le pion noir
auquel il semblait être destiné
et il serait mort
avec la fierté d’un roi dans son roque.
Des années après je raconte cela à un poète.
Il a seulement dit :
et si tu étais les blanches ?(*)
Aujourd’hui, nous sommes à la cinquantième commémoration de ce coup d’État. A partir de cette date, se sont mis en marche le terrorisme d’État, la torture, la disparition en mer de personnes attachées aux fers ferroviaires, enfin, la répression contre une partie de la population chilienne. Dix-sept ans de dictature ne passent pas sans impacter les esprits, la conscience et la morale d’une population. La fin de la démocratie au Chili a surtout changé la façon de se concevoir en société. Dix-sept ans de censure et de persécution politique ont aussi rendu la place publique comme un lieu vidé de sens collectif, d’appartenance. De nouvelles générations nées sous les bottes, rendent le changement et l’endoctrinement plus facile pour ceux qui sont au pouvoir. De retour à la démocratie, le piètre niveau de vie d’une majorité de gens a été le moteur d’un système qui a fait perdurer les iniquités et la détérioration de la vie en société. Tenir les plus pauvres par le bout de leurs rêves est devenu également aisé pour la classe politique qui s’est accommodée du système ultra libéral installé par les collaborateurs du dictateur. Cette élite de rechange a fait régner un status quo qui fait croire que le monde est un grand supermarché à l’intérieur d’un joli centre commercial. Ils ont réussi, avec la collaboration des médias, à provoquer la distorsion des réalités et à faire de l’individualisme, la clé d’une supposée réussite du système démocratique chilien. Les êtres humains sont par nature peu solidaires et tendent à l’élimination du plus faible, c’est l’un des principes qui fonde ce système ultra-libéral. On l’entend même dans la bouche des journalistes qui se disent opposés aux secteurs de la droite chilienne. Dix-sept ans laissent une trace dans le langage et dans la façon de comprendre le monde. L’État, dans ce sens, est par principe un obstacle. Il représente les maux d’un système aux mains de bureaucrates. Il faut réduire encore et encore cette machine peu fiable et tyrannique car trop réglementée.
Vu de cet angle, il n’est pas étonnant que les processus historiques clivants s’érigent comme des murs entre cette élite et certains intellectuels qui, loin des projecteurs de plateaux de télévision, sondent la société et s’interrogent sur ce qui fait cohésion en elle. Ces moments de l’histoire, aux conséquences importantes, sont des faits qui rassemblent, qui unifient une communauté par l’acte de remémoration. Quand les citoyens regardent le passé, ses événements et ses enjeux, se met en place le sentiment d’avoir quelque chose du vécu, des expériences et des sentiments à partager, des mémoires qui ressurgissent. Cette commémoration du coup d'État devrait être la plus importante depuis la fin de la dictature. Cependant, un secteur de l’élite a réussi à s’appuyer sur l’individualisme qui règne au Chili. Il a convaincu une tranche non négligeable de la population, que ce moment de l’histoire n’est pas plus important qu’un fait divers. De ce fait, il a rejeté sa responsabilité politique d’avoir collaboré avec le dictateur. En effet, plusieurs politiques de la droite ont profité économiquement du démantèlement de l’État. La stratégie a été d’une simplicité presque maladive. La droite s’auto exclut des événements officiels du 11 septembre, en arguant que les erreurs et maladresses du président actuel l’agressent. La tactique est d’une grossièreté intellectuelle que seulement des gens sans imagination peuvent tolérer.
Au contraire de ce que l’on peut croire, le chantage de la droite chilienne à la mémoire nationale, qui prétend imposer au gouvernement sa propre interprétation sur un jalon violent de l’histoire, n’a pas provoqué trop de remous dans la place publique. Pire encore, il y a des journalistes qui trouvent raisonnable que la droite réagisse ainsi face à un gouvernement qui fait des faux bonds toutes les deux semaines. Cette indulgence envers la turpitude de la droite, qui confond gouvernement en place et défense des valeurs républicaines, met en manifeste cette incapacité à imaginer ce que cache cette confusion : la vérité des mots derrière le discours de la droite chilienne qui ne peut assumer sa complicité intellectuelle avec les crimes commis en dictature. Cette attitude d’un « laisser faire » et de croire en la sincérité des personnes qui refusent d’adhérer à la condamnation totale et sans ambiguïté des crimes, pose le problème de l'incapacité à imaginer l’innommable, le crime de masse. Le désintérêt pour cette commémoration est réel dans un secteur de la société. Trop d’inquietudes économiques et sécuritaires martelées par les politiques. Certes, cette morosité générale, peut être attribuée en partie à l’improvisation et au manque de capacité politique de la part de l’actuel Président, Gabriel Boric.
Or, cette désaffection est aussi et avant tout, à mon sens, le fruit d’une impossibilité d’imaginer l’horreur, tel que l’exprimait Gunther Anders dans le livre Et si je suis désespéré, que voulez-vous que je fasse ? Incapacité à imaginer la torture ou la douleur de ceux qui cherchent encore les leurs disparus. Elle répond aussi à l’oubli des cruautés concoctées contre toute une population détruisant le système social qui lui garantissait non seulement des biens basiques, mais qui surtout agissait comme une superstructure qui permettait la rencontre et l’échange entre individus. C’est à dire, la destruction d’un système qui propose des paradigmes communs à une société. Ce système a été banni par la dictature et à la place, des gens de ma génération ont uniquement connu comme réalité, les lois du marché et la conséquente privatisation de services, la détérioration de la santé publique et l’abandon quasi-total de l’éducation. En effet, l’éducation publique a été l’un des objectifs principaux à combattre. Le marché dicte maintenant le type d’éducation par famille, selon son pouvoir d’achat. Grace à l’oubli de ce que l’on a perdu aux mains de la violence d’État, la droite chilienne, autrice et héritière du plan économique de la dictature, a accompli la distorsion de la réalité.
Cette 50ème commémoration du coup d’État, offre la possibilité de réaffirmer des valeurs civilisatrices fondamentales. Toute société civilisée devrait promouvoir le droit à la vie en paix, une justice indépendante, qui garantit une vie en démocratie, et en même temps, condamner les crimes contre l'humanité et l’utilisation du terrorisme d’État.
Aujourd’hui, la réalité nous offre la vision d’un pays peuplé de pauvres qui croient être dans le club de la classe moyenne. La carte de credit réalise le miracle de cette amélioration sociale. À force de répéter que le Chili est un pays de classe moyenne, ils ont remplacé la dure réalité par une vision moins douloureuse ou honteuse. Cette vision est dominante. Elle est martelée dans les chaines de télévision, sans contestation, comme s’il s’agissait d’un acte incantatoire qui finira par rendre réel la disparition de la pauvreté qui fait la queue aux arrêts de bus de bidonvilles. La droite, avec l’aide des militaires, a réussi à ensevelir les fondements de toute vie en société. Notre génération a été éduquée pour être celle des consommateurs, des individus isolés, étrangers l’uns des autres. De cette façon le changement épistémique leur facilite ce lavage d’image et en somme, l’oubli de nos mémoires. Seul, l’individu, ne peut qu’imaginer ses propres besoins et douleurs, non ceux d’un collectif. La première étape de la route vers le fascisme, tel qu’elle a été tracée par les nazis, est déjà bien entamée. Elle compte aujourd’hui avec une relativisation dangereuse des principes républicains dans une société incapable d’imaginer ce qu’elle est en train de construire, incapable de s’imaginer ce pion blanc du poème, ni d’autres mouvements.
Nicolas Folch Maass.
Prades, sept. 2023.
(*) Trd. personnelle du poème en espagnol.