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Billet de blog 6 février 2020

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Discrimination à l’embauche: la liste noire des entreprises toujours censurée!

Toujours pas de nouveau plan anti-discrimination ni de révélation des noms des entreprises épinglées : la présentation de la grande « stratégie gouvernementale » contre ce fléau, qui devait avoir lieu le 6 février 2020, a viré à la simple réunion interne. Une fois de plus, les employeurs adeptes du tri ethnique des CV échappent à la disgrâce. Jusqu’à quand ?

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Dernière minute : 9 mois après en avoir eu connaissance, le gouvernement a finalement publié la liste des entreprises incriminées le jeudi 7 février 2020. Avec mille précautions de langage et toujours une même et étrange indulgence à l'égard des employeurs fautifs. Les contrevenants sont : Accor, Altran, Rexel, Renault, Air France, Arkema et Sopra Steria.

Aux Jeux Olympiques de la discrimination, la France remporterait à coup sûr la médaille d’or dans la catégorie « recrutement » (1). Véritable sport national, pratiqué avec une ferveur particulière dans les grandes entreprises cotées en Bourse, la discrimination raciale à l’embauche résiste à tous les dispositifs publics mis en place pour la contenir ces dernières années. Tel un méchant coronavirus social, elle incube discrètement, prospère, se répand, contamine la raison, fait grandir le ressentiment. Et finit par fracturer le pays tout entier. Touché en plein cœur. Ce mal contagieux, en plus de briser la cohésion nationale et de tourner le dos au principe républicain d’égalité, asphyxie notre économie. Selon une étude menée par France-Stratégie en 2016, « la réduction des écarts de taux d’emploi et d’accès aux postes élevés entre population de référence et populations discriminées permettrait un gain de près de 7 % du PIB soit environ 150 milliards d’euros sur la base du PIB français de 2015 ». On pensait naïvement que la présentation de la nouvelle « stratégie gouvernementale » contre les discriminations, prévue aujourd'hui, allait enfin mettre un coup d’arrêt à ce mal endémique. Réconcilier la France avec ses parias. Vacciner les DRH spécialisés dans le tri ethnique des CV. Sortir de leur mutisme sélectif les réseaux d’entrepreneurs, les organisations patronales « humanistes » qui exploitent l’inépuisable filon de l’éthique au travail, du « bien commun » et autres bondieuseries managériales sans jamais dénoncer haut et clair la discrimination raciale à l’embauche. Guérir les grands patrons schizophrènes qui signent des chartes de la diversité devant les caméras de télévision, glosent fièrement dans de somptueux colloques sur leurs « engagements sociétaux » tout en réservant les postes disponibles dans leurs entreprises aux seuls BBR. Comprenez les bleus, blancs, rouges. Les vrais. Les blancs donc. Espoir déçu.

Une volte-face spectaculaire 

Pourtant, le 20 janvier dernier, au micro d’Albane Ventura, sur RTL, tout avait plutôt bien commencé. Avec de vibrants accents de sincérité, Marlène Schiappa dénonçait en direct les conclusions accablantes du grand testing (2) commandé (et ensuite dissimulé) par le gouvernement : « C’est terrible, c’est inadmissible ! ». Et d’annoncer, dans la foulée : « Le 6 février, nous présenterons la première stratégie gouvernementale (de lutte contre discriminations, NDLR) avec le Premier ministre, avec les associations, avec les acteurs qui suivent sur le terrain depuis des années, luttent parfois seuls contre les discriminations. Il n'y a jamais eu de stratégie interministérielle avec la totalité du gouvernement mobilisé sous l'autorité du Premier ministre Edouard Philippe », avait promis Marlène Schiappa. Lors de cette interview, elle précisait aussi : « Nous pouvons aller vers du "name and shame", c’est-à-dire nommer des entreprises qui discriminent ». Interrogée sur les opérations visant à démasquer les entreprises adeptes de la sélection illicite des candidatures, elle répondait sans hésitation : « Nous devons poursuivre les testings et les publier ». Une détermination qui tranche avec l’attitude de repli qu’elle affiche aujourd’hui. Et qui accentue le mystère de cette volte-face spectaculaire. Pour l’entourage de la ministre, tout est parfaitement normal et nos « conjectures ne sont pas fondées puisque Marlène Schiappa n’avait annoncé aucune date précise en ce qui concerne la publication de la liste des entreprises ». Argument désespéré pour tenter de justifier la nouvelle reculade du gouvernement sur ce dossier décidément bien embarrassant des discriminations en raison de l’origine réelle ou supposée des candidats. Selon nos sources, la divulgation des noms des grandes entreprises confondues par le testing devait être le temps fort du show interministériel de ce 6 février 2020. Une manière de donner le signal d’une nouvelle étape dans la lutte contre les discriminations. Finalement, c’est une réunion interne (3), en présence de certaines associations et de représentants d’autres ministères, qui s’est substituée à la présentation publique en présence d’Edouard Philippe. Un changement inopiné de format qui réactive l’idée d’une connivence entre les grandes entreprises et l’Etat.

Entre colère et résignation

Sur le terrain, ce revirement de dernière minute a fait l’effet d’une bombe. Partout, l’incompréhension et l’incrédulité prédominent. La colère aussi.  « Elle n’a pas de parole cette ministre ! », fulmine Saïd, 29 ans, éducateur dans le Nord de la France « C’était important pour nous tous... Une première étape vers la reconquête de notre dignité... », regrette-il, amer, en fixant sa tasse de café. « Maintenant, comment va-t-on annoncer cela à tous les jeunes qui subissent ces discriminations à l’embauche ? s’interroge, révoltée, Emeline, directrice adjointe d’une mission locale dans le Val-de-Marne. J’en parlais encore il y a quelques jours en réunion avec mes collègues... Pour nous tous, cette liste, c’était un signe d’espoir, la reconnaissance d’une injustice que subissent nos jeunes diplômés... ». Médecin psychiatre à Orléans, Yazid, lui, ne s’étonne pas de ce revirement de dernière minute. « C’est plutôt la naïveté de ceux qui ont pu croire un seul instant dans la capacité de l’Etat à se désolidariser des grandes entreprises qui me surprend. En France, la discrimination est systémique et profondément inscrite dans le fonctionnement des acteurs du monde économique, c’est vrai. Mais aussi et surtout au sein même des institutions », analyse froidement ce praticien féru de littérature. Adjoint au maire d’une commune des Yvelines, Mourad (son prénom a été changé) pointe le « double-jeu de l’Etat » en des termes un peu surprenants pour un élu local. Pour lui tout cela n’est qu’une comédie, une opération de communication. « Ils n’en ont rien à foutre de nous ! Tant que ce ne sont pas leurs enfants qui sont discriminés, tout va bien. Je le vois bien dans ma commune : personne n’attend plus rien de l’Etat. D'ailleurs, je ne me représenterai pas aux prochaines élections municipales, c’est que du bla-bla... ».
Ecœurée par les atermoiements du gouvernement, SOS Racisme estime que ce dernier a trahi son engagement de transparence. « En 2018, il annonçait qu’une de ses stratégies pour lutter contre les discriminations raciales à l’emploi consistait, sur la base de testings, de faire du « name and shame ». En avril 2019, il recevait les résultats d’un testing qu’il avait commandé sur le sujet. Ce n’est qu’en ce mois de janvier de 2020 que l’étude était enfin connue du public et révélait des conclusions attestant de l’ampleur du phénomène des discriminations raciales dans l’emploi. Pourtant, si les conclusions étaient divulguées par l’auteur de l’étude, les noms des entreprises n’étaient pas révélés par le gouvernement, à rebours de la promesse qu’il fit il y a deux ans », dénonce l’association dans un communiqué de presse. Lobbying des organisations patronales, « recommandation » de l’Elysée, menaces d’actions judiciaires contre l’Etat par les grandes entreprises en cas de recours au name and shame, chantage à l’emploi et à la délocalisation, opposition d’autres ministres ? Personne ne sait exactement ce qui a fait reculer Marlène Schiappa. Mais la déception est grande.

Toujours pas de stratégie gouvernementale...

Car la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et la lutte contre les discriminations avait soulevé un immense espoir en annonçant la publication des noms des entreprises contrevenantes. Ce nouveau cafouillage intervient après l’affaire du rapport sur la discrimination raciale à l’embauche que le gouvernement avait tenté de passer sous silence (2 et lire notre article ici ). A l’évidence, la problématique incommode l’équipe d’Edouard Philippe, incapable de se mettre d’accord sur une ligne commune. En ayant voulu mobiliser absolument l’ensemble du gouvernement autour d’une stratégie interministérielle contre les discriminations (une première dont elle se réjouissait...), Marlène Schiappa a-t-elle semé elle-même les graines de la discorde ? Ce matin, le ministère annonçait qu’elle allait d’abord prendre le temps de rencontrer les associations (3) et les autres acteurs concernés par le dossier pour... définir la stratégie gouvernementale. Exit donc la présentation du plan de lutte contre les discriminations prévue aujourd’hui et rendez-vous dans « quelques semaines » pour la présentation de la fameuse stratégie...
Promesse de campagne du candidat Macron, le recours à la dénonciation publique des entreprises qui discriminent pour les couvrir de honte (principe du name and shame) n’est pas du goût de tous les ministres. Au nom du pragmatisme économique ou du risque de désordre social certains s’y opposent ou jouent la montre.  « Les grandes entreprises citées dans la dernière campagne de testing sont puissantes et représentent des dizaines et des dizaines de milliers d’emplois alors on ne veut pas se fâcher nécessairement avec elles. A quoi bon les humilier alors que nous pouvons faire ensemble un travail de pédagogie constructif et payant pour tous ? On n’est pas dans une posture morale comme certains... », reconnaît un conseiller technique de Bercy familier des grandes organisations patronales. Le business avant l’éthique ? Sensibiliser, dialoguer éduquer, accompagner... : les opposants au name and shame font preuve d’une étonnante clémence à l’égard d’entreprises qui enfreignent sciemment la loi et dont les pratiques minent les fondations mêmes du pacte républicain d’égalité. Une mansuétude que beaucoup de victimes de discriminations ne manqueront pas d’interpréter ainsi : « Pour vous, nous ne sommes que les dommages collatéraux négligeables de votre pragmatisme économique ». Du pain béni pour les tenants du « racisme institutionnel français ».

Recours juridique de SOS Racisme

Pour sortir de l’impasse et devant le refus du gouvernement de publier la liste des entreprises convaincues de discrimination raciale à l’embauche, SOS Racisme a décidé d’engager un recours juridique pour tenter d’obtenir les noms de ces dernières par la voie légale. L’association a confié à Maître Michaël Ghnassia, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation, le soin de saisir la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) « afin que lui soit communiqué une version exhaustive (mentionnant les noms des entreprises, NDLR) du rapport relatif à l’étude reçue par le gouvernement, une étude qui constitue de toute évidence un document administratif au sens de la loi. Bien évidemment, le gouvernement a la possibilité de précéder le retour de la CADA en révélant spontanément les noms des entreprises incriminées », souligne SOS Racisme.
Pour Maître Ghnassia, la manière dont le gouvernement réagit est incompréhensible. « Il commande une étude, réalisée dans les règles de l’art par des chercheurs qualifiés et missionnés pour la mener à bien, et parce que les résultats ne lui conviennent pas, il décide de la mettre sous le tapis, de dissimuler les résultats... Si on a des noms d’entreprises et que l’on ne les communique pas, cela ne sert pas à grand-chose. C’est irresponsable et dangereux car cela valide l’idée que les victimes de ces discriminations, à cause de leurs origines, n’ont pas beaucoup d’importance pour l’Etat. Et cela cautionne les discours que l’on entend parfois sur la haine de la France vis-à-vis de ces populations », avertit l’avocat mandaté par SOS Racisme. 

Nasser Negrouche

(1) Les Français déclarent davantage subir des discriminations au travail que leurs homologues européens. Ainsi, à caractéristiques individuelles données, ils se disent deux fois plus victimes de discriminations au travail selon leur religion ou leur origine ethnique que le reste de l’Europe. Pour ces deux critères de discrimination, la France est le deuxième pays le plus exposé respectivement derrière la Belgique et le Luxembourg. Le handicap, l’orientation sexuelle et le sexe sont également des critères de discrimination au travail plus forts en France que dans les autres pays européens. Source : Eurofound, EECT-2010 in Inan C. (2014), « Les facteurs de risques psychosociaux en France et en Europe. Une comparaison à travers l’enquête européenne sur les conditions de travail », Dares Analyses, n° 100, décembre, p. 5

(2) Entre octobre 2018 et janvier 2019, les chercheurs de l’Université de Paris-Est Marne-la-Vallée et de Paris-Est Créteil ont effectué un total de 8 572 tests sur 103 entreprises. 17 643 candidatures et demandes d’information ont été envoyées à une base constituée des 250 très grandes entreprises toutes membres du CAC All-Tradale (indice financier de la Bourse de Paris qui regroupe les 250 sociétés cotées les plus importantes). L’étude a mis en évidence « une discrimination significative et robuste selon le critère de l’origine, à l’encontre du candidat présumé maghrébin, dans presque tous les territoires de test ».

(3) La réunion qui devait se dérouler ce matin a été boycottée par certaines associations comme SOS Racisme qui exigent la publication des noms des entreprises épinglées pour discrimination raciale à l'embauche.

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