
Aux Jeux Olympiques de la discrimination, la France remporterait à coup sûr la médaille d’or dans la catégorie « recrutement » (1). Véritable sport national, pratiqué avec une ferveur particulière dans les grandes entreprises cotées en Bourse, la discrimination raciale à l’embauche résiste à tous les dispositifs publics (souvent des gadgets technocratiques il est vrai) mis en place pour la contenir ces dernières années. Tel un méchant coronavirus social, elle incube discrètement, prospère, se répand, contamine la raison, fait grandir le ressentiment. Et finit par fracturer le pays tout entier. Touché plein cœur. Ce mal contagieux, en plus de briser la cohésion nationale et de tourner le dos au principe républicain d’égalité, asphyxie notre économie. Selon une étude menée par France-Stratégie en 2016, « la réduction des écarts de taux d’emploi et d’accès aux postes élevés entre population de référence et populations discriminées permettrait un gain de près de 7 % du PIB soit environ 150 milliards d’euros sur la base du PIB français de 2015 ». Paradoxalement, face à ce péril extrêmement inquiétant, le gouvernement se fait tout petit, ose à peine lever la voix et se contente d’admonester mollement les contrevenants telle une maîtresse d’école qui reprendrait sans conviction un élève un peu turbulent.
Aucune conséquence pour les entreprises
Ainsi, il lui aura fallu 9 mois pour trouver le courage de publier les noms de 7 entreprises qui pratiquent la discrimination raciale à l’embauche ! Piégées par le testing (2) réalisé entre octobre 2018 et janvier 2019 par une équipe de chercheurs de l’Université Paris Est Créteil, le groupe Accor, Atran Technologies, Rexel, Renault, Air France, Arkema et Sopra Steria ont profité de ce long sursis pour peaufiner leur défense. Nul ne peut croire qu’elles ont appris qu’elles figuraient sur cette liste noire mardi lors de la réunion qui s’est tenue autour de Marlène Schiappa, la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et la lutte contre les discriminations. Avant même la mise en ligne des résultats sur le site du ministère de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, 6 d’entre elles (à l’exception de Renault) exprimaient d’ailleurs "leur profond désaccord et leur indignation face aux faiblesses manifestes de la méthodologie utilisée qui aboutit à des conclusions erronées", dans un communiqué de presse commun. Comme de coutume, elles ont aussi rappelé leurs « engagements sociaux et sociétaux » et leur action « pour assurer une égalité de traitement dans le recrutement et lutter pour l’égalité des chances ». Toujours les mêmes éléments de langage, ressassés depuis des années avec condescendance et paternalisme, sur les tribunes des sempiternels colloques « en faveur de la diversité ».
Mais le gouvernement pourrait bien être sensible à ce ronron rassurant qui respecte prudemment les formes de la civilité républicaniste. Le ton est donné dans le communiqué officiel qui a accompagné la divulgation des 7 entreprises épinglées : « De ce fait, les résultats mettant en évidence l’existence de présomption de discrimination ne sont pas transposables à l’ensemble des canaux et processus de recrutement des entreprises concernées, pas plus qu’ils ne révèlent une volonté délibérée de discriminer certains publics. Il faut par ailleurs noter que la méthode scientifique retenue, qui repose sur des candidatures fictives, ne peut servir à caractériser des infractions pénales.
Sur la base de cette étude, les entreprises ont été contactées pour échanger sur les tests menés et leurs politiques RH en matière de lutte contre les discriminations ».
Quel épilogue ! Après une longue préparation scientifique et méthodologique qui a mobilisé une équipe de 6 excellents chercheurs de la fédération Théorie et évaluation des politiques publiques (TEPP-CNRS), une interminable phase de collecte des données, 4 mois de testing, un minutieux travail d’exploitation et d’interprétation des informations recueillies, la rédaction et la remise de plusieurs notes préalables, puis la rédaction du rapport final et 9 mois de censure gouvernementale, le gouvernement va « échanger » avec les entreprises « sur les tests menés et leurs politiques RH en matière de lutte contre les discriminations ». Ni rappel à l’ordre, ni sanctions, ni mesures contraignantes visant à changer les pratiques de recrutement. Une fois de plus, l’Etat fait profil bas face aux grandes entreprises. Triste fin pour l’ambitieux projet de départ baptisé « Discriminations dans le Recrutement des Entreprises : une Approche Multicanal » (DREAM). Pourtant, contre toute attente, une seconde campagne de testing sera lancée dans les tous prochains mois. Selon le gouvernement, cette nouvelle opération « devrait permettre de consolider les résultats et d’étudier les marges de progrès réalisés depuis par les entreprises. Elle couvrira l’ensemble des entreprises du SBF 120 sur 2 ans. Le cahier des charges du testing sera élaboré en ce sens, en concertation avec des associations engagées sur le sujet. Les résultats seront communiqués à l’automne dès que les analyses auront été produites par l’équipe en charge de les réaliser ». On efface l’ardoise et on recommence ? Mieux encore : l'équipe interministérielle qui pilotera le dispositif prévoit d'associer "les parties prenantes à l’élaboration du cahier des charges, afin d’obtenir des résultats reflétant mieux les pratiques réelles des entreprises testées". En clair, les entreprises ciblées par le testing participeraient, elles-aussi, à la définition du mode opératoire de l'investigation. C'est comme si on donnait au cambrioleur les plans de la bijouterie ! Une aberration méthodologique qui invaliderait le protocole de l'enquête et lui ôteraît toute sa valeur scientifique. Mais offrirait aux grosses entreprises du SBF 120 de plus grandes chances de décrocher une meilleure note à la prochaine interro surprise…
Un chantier colossal
En attendant de ramasser les copies, le gouvernement semble avoir mis aux oubliettes sa « stratégie gouvernementale de lutte contre les discriminations ». Pas un mot sur la date à laquelle elle sera présentée et rien évidemment sur son contenu puisqu’il n’y en a pas. Un vide abyssal. Pas de cap. Pas d’idées nouvelles. Et surtout un manque criant de courageux pour se lancer en terrain miné… Le chantier, il faut le reconnaître, est colossal. Réconcilier la France avec ses parias. Vacciner les DRH spécialisés dans le tri ethnique des CV. Sortir de leur mutisme sélectif les réseaux d’entrepreneurs, les organisations patronales « humanistes » qui exploitent l’inépuisable filon de l’éthique au travail, du « bien commun » et autres bondieuseries managériales sans jamais dénoncer haut et clair la discrimination raciale à l’embauche. Guérir les grands patrons schizophrènes qui signent des chartes de la diversité devant les caméras de télévision, glosent fièrement dans de somptueux colloques sur leurs « engagements sociétaux » tout en réservant les postes disponibles dans leurs entreprises aux seuls BBR. Comprenez les bleus, blancs, rouges. Les vrais. Les blancs donc. Espoir déçu.
Pourtant, le 20 janvier dernier, au micro d’Albane Ventura, sur RTL, tout avait plutôt bien commencé. Avec de vibrants accents de sincérité, Marlène Schiappa dénonçait en direct les conclusions accablantes du grand testing (2) commandé (et ensuite dissimulé) par le gouvernement : « C’est terrible, c’est inadmissible ! ». Et d’annoncer, dans la foulée : « Le 6 février, nous présenterons la première stratégie gouvernementale (de lutte contre discriminations, NDLR) avec le Premier ministre, avec les associations, avec les acteurs qui suivent sur le terrain depuis des années, luttent parfois seuls contre les discriminations. Il n'y a jamais eu de stratégie interministérielle avec la totalité du gouvernement mobilisé sous l'autorité du Premier ministre Edouard Philippe », avait promis Marlène Schiappa. Lors de cette interview, elle précisait aussi : « Nous pouvons aller vers du "name and shame", c’est-à-dire nommer des entreprises qui discriminent ». Interrogée sur les opérations visant à démasquer les entreprises adeptes de la sélection illicite des candidatures, elle répondait sans hésitation : « Nous devons poursuivre les testings et les publier ». Une détermination qui tranche avec l’attitude de repli qu’elle affiche aujourd’hui. Et qui accentue le mystère de cette volte-face spectaculaire. Pour l’entourage de la ministre, tout est parfaitement normal et nos « conjectures ne sont pas fondées puisque Marlène Schiappa n’avait annoncé aucune date précise en ce qui concerne la publication de la liste des entreprises ». Argument désespéré pour tenter de justifier la nouvelle reculade du gouvernement sur ce dossier décidément bien embarrassant des discriminations en raison de l’origine réelle ou supposée des candidats. Selon nos sources, la divulgation des noms des grandes entreprises confondues par le testing devait être le temps fort du show interministériel du 6 février 2020. Une manière de donner le signal d’une nouvelle étape dans la lutte contre les discriminations. Finalement, c’est une réunion interne, en présence de certaines associations et de représentants d’autres ministères, qui s’est substituée à la présentation publique en présence d’Edouard Philippe. Un changement inopiné de format qui réactive l’idée d’une connivence entre les grandes entreprises et l’Etat.
Entre amertume et désillusion
Sur le terrain, ce revirement de dernière minute a fait l’effet d’une bombe. Et la mise en ligne en catimini, vendredi 7 février 2020, du rapport contenant les noms des 7 entreprises adeptes de la discrimination raciale à l’embauche n’a pas apaisé la colère des professionnels de l'insertion socio-économique. « Elle n’a pas de parole cette ministre ! », fulmine Saïd, 29 ans, éducateur dans le Nord de la France « C’était important pour nous tous... Une première étape vers la reconquête de notre dignité... », regrette-il, amer, en fixant sa tasse de café. « Maintenant, comment va-t-on annoncer cela à tous les jeunes qui subissent ces discriminations à l’embauche ? s’interroge, révoltée, Emeline, directrice adjointe d’une mission locale dans le Val-de-Marne. J’en parlais encore il y a quelques jours en réunion avec mes collègues... Pour nous tous, cette liste, c’était un signe d’espoir, la reconnaissance d’une injustice que subissent nos jeunes diplômés... ». Comme beaucoup, Saïd et Emeline s'attendaient à une révélation publique et solennelle de la liste noire des entreprises, à une condamnation ferme de leurs pratiques par le Premier ministre ou même Emmanuel Macron et à l'annonce de nouvelles mesures qui garantissent réellement l'égalité de traitement des candidats.
Médecin psychiatre à Orléans, Yazid, lui, ne s’étonne pas de ce revirement de dernière minute. « C’est plutôt la naïveté de ceux qui ont pu croire un seul instant dans la capacité de l’Etat à se désolidariser des grandes entreprises qui me surprend. En France, la discrimination est systémique et profondément inscrite dans le fonctionnement des acteurs du monde économique, c’est vrai. Mais aussi et surtout au sein même des institutions », analyse froidement ce praticien féru de littérature. Adjoint au maire d’une commune des Yvelines, Mourad (son prénom a été changé) pointe le « double-jeu de l’Etat » en des termes un peu surprenants pour un élu local. Pour lui tout cela n’est qu’une comédie, une opération de communication. « Ils n’en ont rien à foutre de nous ! Tant que ce ne sont pas leurs enfants qui sont discriminés, tout va bien. Je le vois bien dans ma commune : personne n’attend plus rien de l’Etat. D'ailleurs, je ne me représenterai pas aux prochaines élections municipales, c’est que du bla-bla... ». Lobbying des organisations patronales, « recommandation » de l’Elysée, menaces d’actions judiciaires contre l’Etat par les grandes entreprises en cas de recours au name and shame, chantage à l’emploi et à la délocalisation, opposition d’autres ministres ? Personne ne sait exactement ce qui a fait reculer Marlène Schiappa.
Le name and shame divise les ministres
Ce nouveau cafouillage intervient après l’affaire du rapport sur la discrimination raciale à l’embauche que le gouvernement avait tenté de passer sous silence (2 et lire notre article ici ). A l’évidence, la problématique incommode l’équipe d’Edouard Philippe, incapable de se mettre d’accord sur une ligne commune. En ayant voulu mobiliser absolument l’ensemble du gouvernement autour d’une stratégie interministérielle contre les discriminations (une première dont elle se réjouissait...), Marlène Schiappa a-t-elle semé elle-même les graines de la discorde ? Jeudi 6 février 2020, le ministère annonçait qu’elle allait d’abord prendre le temps de rencontrer les associations et les autres acteurs concernés par le dossier pour...définir la stratégie gouvernementale. Exit donc la présentation du plan de lutte contre les discriminations prévue aujourd’hui et rendez-vous dans « quelques semaines » pour la présentation de la fameuse stratégie... Aucune date officielle n’a été communiquée à ce jour.
Promesse de campagne du candidat Macron, le recours à la dénonciation publique des entreprises qui discriminent pour les couvrir de honte (principe du name and shame) n’est pas du goût de tous les ministres. Au nom du pragmatisme économique ou du risque de désordre social certains s’y opposent ou jouent la montre. « Les grandes entreprises citées dans la dernière campagne de testing sont puissantes et représentent des dizaines et des dizaines de milliers d’emplois alors on ne veut pas se fâcher nécessairement avec elles. A quoi bon les humilier alors que nous pouvons faire ensemble un travail de pédagogie constructif et payant pour tous ? On n’est pas dans une posture morale comme certains... », reconnaît un conseiller technique de Bercy familier des grandes organisations patronales. Le business avant l’éthique ? Sensibiliser, dialoguer éduquer, accompagner... : les opposants au name and shame font preuve d’une étonnante clémence à l’égard d’entreprises qui enfreignent sciemment la loi et dont les pratiques minent les fondations mêmes du pacte républicain d’égalité. Une mansuétude que beaucoup de victimes de discriminations ne manqueront pas d’interpréter ainsi : « Pour vous, nous ne sommes que les dommages collatéraux négligeables de votre pragmatisme économique ». Du pain béni pour les tenants du « racisme institutionnel français ».
SOS Racisme saisit le Parquet
Pour sortir de l’impasse et devant le refus persistant du gouvernement de publier la liste des entreprises convaincues de discrimination raciale à l’embauche, SOS Racisme avait envisagé d’engager un recours juridique pour tenter d’obtenir les noms de ces dernières par la voie légale. Mais depuis la révélation des noms des entreprises, l’association adapte sa stratégie : elle a décidé de signaler les faits au Parquet. « Au-delà de l’éventuelle procédure judiciaire qui va s’ouvrir, les révélations de ces noms doivent engendrer la mise en place d’une réelle politique gouvernementale contre les discriminations raciales. Au-delà des chiffres, ce sont des carrières et des trajectoires de vie qui sont brisées à cause du racisme. Au-delà des mots, nous voulons et nous exigeons des actions concrètes », a réagi l’association de lutte contre le racisme.
Maître Ghnassia, avocat à la Cour de Cassation et au Conseil d’Etat, l’un des défenseurs de SOS Racisme, revient sur la manière dont le gouvernement a réagi lorsqu'il a pris connaissance du résultat du testing. « Il commande une étude, réalisée dans les règles de l’art par des chercheurs qualifiés et missionnés pour la mener à bien, et parce que les résultats ne lui conviennent pas, il décide de la mettre sous le tapis, de dissimuler les résultats... Si on a des noms d’entreprises et que l’on ne les communique pas, cela ne sert pas à grand-chose ! C’est irresponsable et dangereux car cela valide l’idée que les victimes de ces discriminations, à cause de leurs origines, n’ont pas beaucoup d’importance pour l’Etat. Et cela cautionne les discours que l’on entend parfois sur la haine de la France vis-à-vis de ces populations. Finalement, les noms des entreprises ont été heureusement publiés mais nous restons très vigilants », avertit l’avocat de SOS Racisme.
Nasser Negrouche
Rapport complet téléchargeable ici : Discriminations dans le Recrutement des Entreprises : une Approche Multicanal (DREAM)
(1) Les Français déclarent davantage subir des discriminations au travail que leurs homologues européens. Ainsi, à caractéristiques individuelles données, ils se disent deux fois plus victimes de discriminations au travail selon leur religion ou leur origine ethnique que le reste de l’Europe. Pour ces deux critères de discrimination, la France est le deuxième pays le plus exposé respectivement derrière la Belgique et le Luxembourg. Le handicap, l’orientation sexuelle et le sexe sont également des critères de discrimination au travail plus forts en France que dans les autres pays européens. Source : Eurofound, EECT-2010 in Inan C. (2014), « Les facteurs de risques psychosociaux en France et en Europe. Une comparaison à travers l’enquête européenne sur les conditions de travail », Dares Analyses, n° 100, décembre, p. 5
(2) Entre octobre 2018 et janvier 2019, les chercheurs de l’Université de Paris-Est Marne-la-Vallée et de Paris-Est Créteil ont effectué un total de 8 572 tests sur 103 entreprises. 17 643 candidatures et demandes d’information ont été envoyées à une base constituée des 250 très grandes entreprises toutes membres du CAC All-Tradale (indice financier de la Bourse de Paris qui regroupe les 250 sociétés cotées les plus importantes). L’étude a mis en évidence « une discrimination significative et robuste selon le critère de l’origine, à l’encontre du candidat présumé maghrébin, dans presque tous les territoires de test ».