- Alerte ! Alerte ! Un nouveau décrochage signalé en zone X22.
- C’est le vingtième en moins d’une heure. On n’arrive plus à fournir les équipes nécessaires. On a déjà envoyé tous nos humanoïdes et nos aéronefs disponibles sur place. Et tout le matériel anti-émeute disponible est maintenant dans cette zone. Les groupements techniques et ceux d’intervention balayent tous les signaux de X20 jusqu’en Y2. Ils n’ont repéré que trois décrocheurs jusqu’à présent. Mais apparemment, ils se font fait exploser avant d’être interpellés. On dénombre une trentaine de victimes directes, et douze collatérales. Les autres décrocheurs, au nombre de : dix-neuf, ont dû réussir à extraire et détruire leur nano-spy. Ils sont invisibles au radar.
- Mais c’est techniquement impossible ! Branchez-moi en visio avec les cellules de crise du ministère de l’intérieur, de la défense, et de la préfecture Ouest-Bretagne, qu’on voit s’il faut passer ou non en « urgence II ». Il faut activer au plus vite toutes les bornes et les check-points. Ordre à tous les snipers de tirer à vue en cas de repérage. Peu importe le cadre, ou les collas, mais qu’ils me les bousillent vite fait ! S’ils réussissent à sortir de la zone sécurisée, ils vont disparaître dans la nature et on ne pourra plus mettre la main sur eux avant un bon paquet d’années. Avec les élections ce week-end, ce n’est pas le moment d’annoncer qu’une tripotée de racailles terroristes a réussi à passer entre les mailles du filet, et à échapper à nos dispositifs de contrôle. Ah, Beauvau…! Bonjour monsieur le Ministre…
- Bonjour Stora ! Où en est-on chez vous Commandant ? Je viens d’avoir le Président, il est furieux ! Il faut absolument régler ça dans les meilleurs délais, ou bien on se dirige tout droit vers une bérézina électorale comme on n’en a jamais vue dans l’histoire.
Stora essaie à grand peine d’avaler sa salive. Tousse, manque de s’étouffer, puis répond :
- On fait le maximum monsieur le Ministre. On compte une vingtaine de dé-signalements suspects depuis ce matin. Toutes nos équipes sont dessus. Pour l’instant, on en est à trois neutrales, par auto-explosion. Il faut croire qu’ils se sont passé le mot. L’action ne peut être que coordonnée. C’est sûrement un coup des BREZH.
- Putains de bretons ! On aurait dû leur filer leur indépendance y’a longtemps à ceux-là ! Bon, Stora, on est en urgence II, dès cet instant, le palais couvrira toute option. Vous avez les pleins pouvoirs pour régler la situation comme vous l’entendez. Mais attention je ne veux aucune victime civile dans les zones CS++. Chars, drones, équipes spéciales, et si besoin, utilisez même les impulsions électromagnétiques, mais trouvez-moi et détruisez-moi cette bande de Robin-de mon cul !... C’est compris ?!
- Oui monsieur le Ministre. On fait le maximum, croyez-moi.
- Je vous crois, je vous crois, Stora. Mais croyez-moi bien, vous aussi, si on ne met pas la main sur ces clowns rapidement, aucune croyance, ni aucun bon génie, ne pourront sauver nos carrières, pour parler poliment. Dans cette affaire, comme d’habitude, c’est nous les fusibles. S’ils réussissent à court-circuiter le système de surveillance, c’est nous qui sautons. Vous m’avez compris Stora ! Cette fois-ci, le Président ne tolérera pas la moindre défaillance. Vous savez ce qu’est une sellette, Stora ?... C’est la putain de lame de rasoir sur laquelle nous sommes assis, vous et moi, et qui risque de nous trancher les fesses, et le reste de nos attributs, si on foire ce coup-là.
- C’est entendu monsieur le Ministre. Je vous recontacte dès que nous avons du nouveau.
- Je compte sur vous. Tout le pays compte sur vous Stora. C’est maintenant vous qui êtes le seul rempart face à l’hiver qui arrive. Vous êtes notre John Snow, comme on disait du temps de ma jeunesse…
- Message reçu à 100%, monsieur le Ministre. Je vous remercie. Nous allons faire au mieux, dans les meilleurs délais…
La salle de commandement et de surveillance des forces de sécurité intérieure est en ébullition. Située au quatrième sous-sol, dans un bunker ultra-protégé, ultra-sécurisé, rempli de matériel ultrasophistiqué, sous le Jardin des Tuileries. Dans ce que furent les anciennes caves secrètes du Palais du Louvre, réaménagées en un QG opérationnel, digne des infrastructures futuristes des services secrets de nos alliés indéfectibles d’outre-Atlantique. Cette immense salle est le cadre d’une tragédie en vase-clos. Le drame est palpable, visible en la gravité affolée de chaque visage. Chacun s’affaire avec agitation. La plupart devant de larges écrans, avec un casque sur les oreilles. Certains ont un masque de réalité virtuelle sur les yeux.
Stora sue. A grosses gouttes, malgré la clim. Car Stora sait. Le chaos est en route. Et, quasi certainement, rien ne pourra l’arrêter. Les plombs vont fondre… ou fuser.
Jenna est une mère de famille aimante, attentive et sérieuse. Responsable de trois « enfants ». Depuis toujours, elle sait se débrouiller seule. Ne compte que sur elle-même pour survivre. Elle prépare ce matin-là ses deux petits de cinq et sept ans, pour les amener à l’école, avant d’aller au boulot. Ils s’appellent Max et Fred. Sa grande fille, Zoé, elle, dort encore. Elle est âgée de seize ans. Et a décidé unilatéralement d’arrêter le lycée, et les études en général, depuis deux mois. Ce qui désole sa mère au plus haut point. Jenna est envahie de convulsions nerveuses à la simple évocation des problèmes, divers et complexes, de sa fille.
Max et Fred ont le même père. Il s’appelle : J.R. Ses collègues, eux, l’appellent : Junior. J.R pour : Jean-Robert. Et Jean-Robert, comme son père avant lui. Militaires, tous deux, dans l’armée de l’air. Détaché, lui, à la surveillance du territoire. Il est pilote de drone ; son père pilotait en son temps des mirages et autres rafales. Son père : un véritable héros national, dont la légendaire efficacité retourna tous les champs de nos batailles glorieuses, du Sahel jusqu’au Moyen-Orient… J.R Junior est lui-même : habilité SD. Secret-Défense. Jenna et lui sont séparés depuis deux ans. Quant à Zoé, elle n’a jamais connu son père. Il a disparu après sa naissance. Depuis, plus de nouvelles. Zoé en souffre, euphémisme, forcément, et cela se lit sur son visage d’adolescente en perdition. Ses cernes, abusives, en parlent d’elles-mêmes. Mais elle, Zoé, ne parle pas, que peu, ou très rarement. Et là, elle dort. Comme souvent.
Zoé pleure aussi souvent, et pour un rien. Elle est : ultra-sensible. Electrosensible même. A la fois baromètre et thermomètre, elle absorbe et répercute immédiatement tout stress. Toute onde. Elle est une éponge pleine. Ses larmes coulent à flot. Presque en permanence. Les médecins parlent de perturbations hormonales… Ou d’un banal pathos d’adolescente, très courant, lié à l’absence de la figure paternelle ; selon leurs spécialités… Ni méchante, ni violente cependant. Mais juste : perturbée. Putains d’hormones !
Jenna sait, et redoute, qu’une fois déposés ses deux petits à l’école, elle se retrouvera seule sur le chemin du boulot, dans le tramway bondé, à n’avoir d’autre choix que de penser aux malheurs de sa fille chérie. Et à la figure, encore si passionnelle, de celui qui fût son père. Un : Instant. Il s’appelait… Il s’appelle peut-être encore : Ernst. D’origine hollandaise, par sa mère, dont il porte le matronyme, du type : Van der Brook, ou Van der Brikenbrok... Jenna ne sait plus. Né de père inconnu, lui aussi. Avant d’autres. Reproductions, transferts… Il n’aura pas reconnu Zoé. Elle-même, Jenna, qui l'aima brièvement et pourtant éperdument, peine à se remémorer le souvenir de son visage de viking, et de sa carrure d’athlète ; la douceur de ses bras puissants, et sa chaude affection… Ernst fut son seul amour. Elle n’aima pas JR. Zoé est fruit d’amour. Max et Fred, de raison. Cependant elle prétend les aimer : « pareillement ». Même au prix d’une hécatombe journalière de doutes lancinants. Qui reviennent chaque fois l’assaillir, comme des fantômes, des zombies, des armadas de morts-vivants, de morts de faim, ou autant de vampires souhaitant dépecer sa chaire fraîche. L’ultra-gore est son univers intérieur. Post apocalyptique. Jenna lutte, chaque jour, pour assurer sa survie, et celle de ses enfants, face à ces insatiables armées de l’ombre. Qui l’envahissent pleinement. En des terres dévastées.
Arrivée dans le tramway T3, en direction de porte de Vincennes, ayant déposé Max et Fred à la volée devant la grille de l’école : bisous-à-maman-allez hop-hop-hop, elle se pose la question de savoir si Zoé se drogue. Question qu’elle s’est déjà posé plus de deux mille trois-cents cinquante-sept fois ces dernières semaines. Compulsivité et récurrence de ces angoisses maternelles constituent l’essentiel du fardeau quotidien qui lui tient lieu de vie. Elle tient bon pourtant. Car elle sait… qu’Il reviendra. C’est sûr !
La zone X22 couvre un vaste périmètre autour de la cité Darwin, située dans la banlieue de Rennes. Depuis des années le périmètre des zones X, à travers tout le pays, fait l’objet d’un PSR, pour : Protocole de Sécurité Rapprochée. Terme quasi-marketing, se voulant pudique et mesuré, correspondant en réalité à un état d’apartheid de fait. Une ghettoïsation institutionnelle. Excluant certains quartiers, dits populaires, et cosmopolites, du champ de la communauté nationale, et de son corpus législatif. Territoires d’exceptions, les zones X sont, depuis les dernières séries de lois sécuritaires adoptées à l’unanimité par l’Assemblée du Peuple, régies par la loi martiale. La VIème République aura finalement accouché d’un état d’exception, appelé : Nouveau Monde. A deux vitesses. Liberticide sous prétexte de Liberté. Invivable et parfaitement immoral pour l’immense majorité. Et où la seule cause de la défense des intérêts de quelques-uns, Ubus, mégalo-hyper-riches, prime. Tous membres d’une seule et même secte, ultra-sélect, parfaitement hors-sol, baptisée : Black Star. Régissant dorénavant l’ensemble des sociétés humaines. Presque partout sur la planète. En France, ou ce qu’il en reste, l’ordre est donc assuré par les services spéciaux de l’armée. L’ensemble des territoires classés X est sous contrôle des forces spéciales de sécurité et de renseignement du ministère de l’intérieur, qui agissent en relation, en parallèle et souvent en rivalité, avec les forces de l’armée, et de la défense intérieure. Sans compter les multiples boîtes de sécurité privées, recrutant barbouzes et autres légionnaires sur le retour pour effectuer les basses œuvres en toute discrétion. Par divers PPP obscurs, permettant la délégation de presque toutes les missions de l’Etat, devenu : Proto, anciennement dites : de service public. En particulier, ces fameuses neutralisations. Synonymes d’éliminations directes hors cadre judiciaire. Voir d’assassinats, dits ciblés, commis à discrétion des princes... Les zones X comptent tout ce que la société de classe aura produit de rebuts ou de déchets existentiels. Véritable poubelle sociologique. Mais surtout : ethnologique. Les zones X sont habitées à 95% par des « populations d’origine non caucasienne »… Chômeurs, drogués, repris de justice, clandestins… Tous autant carburant d’un brasier terroriste préconçu, n’attendant à chaque seconde qu’une étincelle pour s’enflammer. Une cour des miracles où déambule, hagard, quelque Blade Runner. Et autres : Max le fou.
Au beau milieu de la zone X22, où Martin a grandi, il déambule ce jour là en direction de la bibliothèque du centre social, ou de ce qu’il en reste, en observant le balai incessant des drones. D’observation, mais surtout, aujourd’hui, d’intervention. Armés jusqu’aux hélices, de gaz et de projectiles en tous genres. Martin, qui n’est pas inquiet de nature, sait parfaitement que quelque chose d’inhabituel se déroule. Un danger évident. Pour les uns et les autres. Il ressent la fébrilité, et l’agitation, parmi les forces de sécurité qui foisonnent. Dans et hors leurs véhicules blindés, postés à presque chaque carrefour. Même si, pour Martin, ces encuirassés noirs, cagoulés, mitraillette d’assaut à l’épaule, font partie du décor, il sait qu’un tel déploiement signifie que le niveau d’alerte est maximum. Et qu’il se passe donc quelque chose de grave. Martin croise un groupe d’une vingtaine de jeunes en train de "débattre" à grand renfort d’interjections, de cris et de gestes amples. Ils semblent mimer des scènes de combats, qu’ils auront vu se reproduire des quantités innombrables de fois au cours de leurs piètres, malheureuses voir insignifiantes existences. Certains boivent, d’autres fument, d’autres encore, respirent des sacs plastiques.
Ils ne semblent pas être dérangés non plus par la présence des robocops en habits noirs.
Bien conditionné, l’humain n’hésite que peu à prendre les armes contre son propre peuple. Contre sa propre famille… se dit Max en observant les uns et les autres et en pensant aux kapos de Varsovie dont lui parlait son grand-père. Aujourd’hui, le travail a été fait, et bien fait. Et nous sommes loin d’être libres… La fameuse fracture sociale aura dégénéré en un gouffre anthropologique, étalant sa meurtrière bivalence en chaque point de la planète. D’un côté, maîtres et contremaîtres, de l’autre, esclaves et résistants. Clochards terrestres, et nababs célestes. Blancs, nègres, rouges, jaunes et marrons. S’entre-annihilent. Les chefs du département « planification et prospective démographique » parlent, eux, de : Régulation…
Un CRS cagoulé, casqué, arme au poing, défie Martin d’un regard d’apparence plutôt sombre et hostile. De circonstance, et d’appareil. Fruit d’un conditionnement réussi.
Martin, relativement émancipé vu son jeune âge et sa condition de paria, en pleine maîtrise de ses nerfs, lui, en paix avec lui-même, lui sourit calmement, et passant son chemin, lance à l’ensemble des forces de sécurité présentes, à l’affût du moindre grabuge, massées en cohortes en face de lui, attendant les ordres concernant la gestion improbable d’un désastre annoncé, d’une voix retentissante, les mots suivants :
- « J’espère messieurs, et je vous souhaite du fond du cœur, que cette journée vous soit plus douce que celle d’hier. En vous, qui êtes mes frères et sœurs de notre République, commune, chérie, je salue, en ce Jour Nouveau, les élans versaillais qui sauront se restreindre par le fruit de l’Histoire. Humains que nous sommes, tous, vous et moi, nous admettons parfois, même à regret, la véracité de nos sédimentations. Je vous aime et vous entend dans votre noble quête de justice et de sécurité en tout point. Que vos Graals, à chacun, vous soient donc décernés. Et que finissent ici nos illusoires et meurtriers combats. Ce : Jour. J’y prévois le meilleur de tous vos Mages. Et L’ : an… Bien à vous messieurs-mes chers frères. La Paix soit avec vous... ».
Puis, Martin, s’inclinant respectueusement fait mine de les saluer tous. Se retourne.
Dans son dos, la charge, l’inévitable assaut, grondants, ne tardent pas à être lancés.
- « Que la raison se garde bien d’elle-même… »… furent ici ses derniers mots.
Jenna arrive au terminus du T3 à Porte de Vincennes. Alors que la rame s’anime d’un brouhaha grandissant, le tramway prend le dernier virage avant la station. Au-dehors, c’est le chaos. La fumée et les cris. « Fire and fury ». La panique. Et l’émeute. Dans la rue et jusque sur les toits des immeubles, la racaille des zones X de la petite couronne semble à nouveau en marche, elle aussi, décidée à en découdre avec l’Etoile Noire et ses sbires. Une véritable scène de guerre civile se déroule sous les yeux effarés de tous les passagers du tramway, en pleine crise d’angoisse. Jenna, elle, est paisible, mais curieuse. Pourquoi n’ont-ils donc pas stoppé le trafic !? Le débordement a l’air spontané et récent, voilà pourquoi. Cependant, aucune force de l’ordre digne de ce nom n'est à déclarer à l’horizon. Et cela par contre est plus qu’étrange et inhabituel...
Jena sort dans la confusion du tumulte et de la peur ressentie par ces flots d’humains compressés à leurs destinées évasives. Elle s’éloigne du quai en essayant d’éviter ses contemporains qui détalent comme autant de zèbres apeurés face au lion qui surgit des hautes herbes de la savane. Observant en direction du théâtre des événements, Jenna bloque un instant. Puis, prenant la direction inverse de celle de son travail, se dirige lentement vers ce qu’il convient d’appeler le front des insurgés. Derrière les barricades, bâillonnés ou masqués, au milieu des fumées noires. Elle a cru reconnaître une silhouette. Lointaine mais familière. Son cœur bat soudain de plus en plus vite. S’emballe carrément. Est-ce bien lui ? Ernst !?