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Billet de blog 14 février 2018

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Hyènes de Terre-suite

Partie II : la Volette. Cité Blum

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Partie II : la Vollette. Cité Blum

J’essaie de me concentrer sur la une du parisien : « Trump : 1. Rocket man : 0 ». Sous un champignon atomique barré, le sous-titre parle de la première frappe électromagnétique à grande échelle, réalisée la veille par l’armée américaine. La Corée est : momentanément neutralisée… Décidément, ça devait être la pleine lune !...

Ce monde se barre en couille de toute façon. Y’a plus rien à tirer de rien. On est plus que des animaux ! Malades, on attend, en se marchant dessus, dans les files d’attente du grand abattoir géant qu’est devenu la Terre. D’une façon ou d’une autre, il faudra y passer. Et parfois on se dit que le plus tôt serait peut-être le mieux… Mais non! Je n’arrive pas à lire ce torchon ragôteux. Aucune envie de faire les mots croisés non plus. Pas ce matin. Une boule de colère me suffoque à l’évocation compulsive du visage de mon père. Il m’aura finalement rendu presque fou. Il m’aura pourri chaque seconde. Chaque particule élémentaire de cet immense paquet de merde qui me tient lieu de vie. L’enfoiré !... Le laisser crever là ? Mais pour aller où ?

- Merci Toinette. J’t’ai mis ça là. A plus.

- Salut mon grand ! Fais bien attention à toi, et va pas faire d’connerie… !

- Mais non ! T’inquiète pas Toinette. Et je sais : « Y fait froid. Faut qu’j’me couvre. Sinon j’vais choper la crève c’est sûr… ». Hé ! Ça fait vingt ans que tu me mets en garde. J’ai plus dix ans ma Toinette ! J’crois qu’j’ai compris maintenant ! T’inquiète ! Allez, bisous.

Sortir de ce bar maudit qui sent la bière rance, sur fond de javel. Et l’humidité chaude et chimique du lave-vaisselle automatique. Toutes ces odeurs qui collent à la peau de mon père.

Putain y fait chier le vieux ! Embrouilles et conneries, y sait faire que ça !

S’il ose passer voir Toinette ce matin, c’est sûr qu’il lui fera sa vieille tête de délinquant juvénile sur le retour. Immature faciès d’une repentance contrainte. Ineffable infantilisme de la culpabilité de l’alcoolique un lendemain de cuite…

Il faut que j’aille voir Dylan. C’est le fils aîné du Roger. On était ensemble à l’école. Du moins jusqu’en CM1. Jusqu’à ce qu’il commence à biffer la ferraille avec son père. Mais s’il n’est pas déjà en train de tourner avec le camion de son père, c’est qu’il doit dormir. Quand il ne part pas biffer, il n’est jamais debout avant onze heures-midi. Et il est à peine dix heures. Encore une journée de merde en prévision !

Je tourne au coin de l’école maternelle, longe le stade, et descend la rue du dispensaire en direction du parc. Le parc de la Volette. Derrière la cité Blum. Mon refuge de toujours. Ma deuxième maison. Qu’il vente, qu’il pleuve, ou qu’il neige, ce parc aura été mon vrai foyer, à moi. Au milieu des arbres et des pelouses, sur le dossier d’un banc, se trouve : ma famille d’accueil. Je m’y serais soigné. Reconstruit. Et souvent détruit aussi. Territoire militaire, comme une ZAD. Ou une ZIC. Pour : zone illusoire de confort. Je me serai battu plus d'une fois pour conserver le contrôle de ce mini-territoire.

J’avais seize ans, au sens plein, quand ma mère est morte. Le cancer l’a foudroyé en trois mois. Un cancer du poumon. Immédiatement promu : Général. Implacable. Elle qui ne fumait même pas. Elle venait d’avoir quarante ans, à deux jours près, lorsqu'on lui annonça. Moi : quinze trois-quarts. Putain de chienne de vie ! Il lui avait fallu près de quinze ans justement pour réussir à se séparer de mon père. Et, à peine avait-elle enfin évacué le problème, au moins trois étages plus haut, que le crabe était venu la pincer. Lui demander son du : la mort. Finalement décédée le jour même de mon seizième anniversaire...  le 2 avril 2004. Ainsi, de toute sa vie, elle n’aura jamais ressenti le sens même du mot : soulagement. Et aura fait, bien involontairement, de moi et de mon monde, une aurore blafarde. Entourée de rosiers épineux.

Jeune, elle était : « la plus belle du quartier ! ». C’est ce que Toinette n’arrête pas de répéter en boucle dès qu’elle parle de maman. C'est-à-dire presque à chaque fois qu’elle me voit. Je crois qu’elle l’aimait bien. Je crois qu’elles s’aimaient bien. Mais qu’est-ce qui avait bien pu la pousser dans les bras d’un pauvre crasseux comme mon père ? Le désespoir ? L’absence d’ambition ? La cécité mentale ?...

Comment avait-elle pu ne pas s’apercevoir de l’immense supercherie que représente l’idée débile se me mettre en couple avec un animal de cette espèce ? Avec ce gueux informe. Lui qui ne m’inspire que haine et dégoût. Il m’aura au moins appris l’art d’être misanthrope. Pas grand-chose d’autre.

Cette mère, belle et aimante, dont le souvenir disparaît parfois, et de plus en plus loin, pour se cacher dans les fins fonds de ma mémoire. Tourmentée et meurtrie. Je peine à reconstruire l’image de sa douceur sans égal. De sa chaude affection. De sa capacité à rendre tout acceptable, par sa foi, d’une pureté infinie, en un amour sincère. Détestable nostalgie aux relents œdipiens. Elle n’est plus là pour m’entendre, ni me rassurer. Me voilà seul. Il fait froid. On est début novembre. Et le ciel gris annonce une journée chaotique. Instable à l’aune de mes humeurs. Aussi agréable que les mésaventures qui m’attendent.

Je connais bien les manouches de chez moi. Pour être certainement mes « cousins », parmi d'autres. Ils ne vont pas lâcher mon père. Et manier la vieille ruse, bêtement universelle, elle au moins, consistant à prétendre être victime de l’autre. Hors qu’on n'en soient pas victime forcément. Classique !

C'est de bonne guerre, comme on dit. Chacun recherchant sa pitance... nos anthropophagies respectives, à nous tous, s'entrecroisent justement. Comme nos anthropologies s'envisagent. Sources de cet équilibre instable, qui dicte nos chaos. Qui, eux-mêmes, organisent nos piètres existences.

Je m’avance dans le parc jusqu’à mon « QG ». C’est là que je traîne. C’est mon coin. Même qu’au quartier, tout le monde dit : « chez Derka », pour parler de ma place. Mon banc. Sous les arbres. Des platanes je crois. Face à une place ronde. Entourée de buttes de terres de deux à trois mètres. Une alcôve à ciel ouvert. Au milieu de la place, anciennement destinée à recevoir des jeux pour enfants, se trouve un portique de balançoire. Sans balançoire. Et la structure désossée d’un ex-tourniquet. Le tout entouré de grilles portant des panneaux : Danger. Chantier interdit au public. Ruban plastiques rouges et blancs, virevoltant au gré des bourrasques, donnant l'effet sonore d'un avion qui peine à démarrer. Je sais bien qu’au fond, dictature de mon inconscient, je viens chaque fois me réfugier ici comme si j’y recherchais le ventre de ma mère... Je connais maintenant bien mes propres tendances à l’immaturité. A la régression dépressive. A l’autodestruction. Souvent mêmes.

Posé sur mon banc, il me faut réfléchir à la situation. Dylan devrait pouvoir calmer les ardeurs du clan. Il respecté comme le fils du chef. Mais le Roger, son père, sera dur. C'est lui : le Patriarche. Il va demander son biff, c’est sûr ! Il ne lâchera rien. C’est une teigne. Et le cousin de Dylan : Samy, lui, va chercher à engrainer derrière. Y’a que ça qui le fait kiffait. Quand ça chie. Quand ça saigne. Quand ça suinte l’embrouille. C’est comme ça qu’il se réalise, lui. Il est forgeron. Des métaux et des âmes. Il n’est bon qu’à faire fondre les cerveaux. Ou le cuivre. Ou l’aluminium.

Il faut neutraliser Samy. Capter Brandon. Calmer Roger. Et s’assurer que le vieux ne sorte pas foutre sa merde dans tout ça. Le tout avant midi. Et il est dix heures dix.

- Yo derka ! Bien ou bien ?

- Yo frérot ! On est là. Posey !

- Dis, y s’est passé quoi avec ton daron hier ? C’était chaudard ! Y’avait tous les rabouins y z’étaient après lui. Y paraît qu’Samy il a fini en gardav et tout !

Aie !... Mauvaise pioche.

- Laisse-tomber c’est tous des oufs ! Y m’cassent les couilles j’te jure ! Mon daron y sert à rien ! C’est un gamin, j’te promet.

- Mais là, Samy, y va avoir trop le venin. Tu le connais. Y va encore chercher les crasses.

- C’est bon, mais va z’y, t’inquiète, ça va se régler tout ça. T’as une gnacks ou quoi… ?

- Yep y’a ça mon frère. Hé bellek attitude gros !... C’est d’la pure frappe mon poteau…

- Ben fait nous péter ta frappe atomique vite aif ! Dans ma tête c’est Fukushima. Faut qu’j’soigne le mal par le mal. En urgence.

Bali, il est cool. C’est un de mes meilleurs potes. On est : assoces ! En affaires, et en humanité. C’est lui mes yeux dans le dos. Et inversement. Les gens du quartier, ils savent que lui ou moi : c’est la même. On est presque les seuls à ne jamais se l’être : « fait à l’envers ». Jamais. Pas une fois. Bali c’est comme le frère que j’aurai aimé avoir. Mais : camerounais. Il est Bassa. Ses deux parents sont Bassa. Moi, je suis kabyle, de la grande kabylie, par ma mère, et charentais-périgourdin par mon père. Généralement, traditionnellement, dans la « culture originelle » de ma mère, on n’aime pas trop trop les noirs. Les : « Kharlouch », comme on dit. L'équivalent de ce que sont les « Bamboulas », comme on dit aussi, dans celle de mon père. Des « esclaves ». Mais ma mère, elle, adorait Bali. Elle l’aimait comme un fils. Il a toujours été accueilli comme un prince à la maison. Du moins du temps de ma mère. Mon père, lui, répète depuis des années à qui veut bien l’entendre, que c’est un bon à rien. Un fainéant. Qu’il n’arrivera jamais à s’en sortir… Et que je ferais mieux de ne pas traîner avec lui. Parce que : « quoiqu’on en dise, chez ces gens-là… C’est pas comme chez nous ! Faut bien l’dire quand même…! ».

Du Brel, mais mal compris, dans le texte.

Mon père n’est pas vraiment raciste. Et pourtant bien loin d'être bourgeois. Il est juste vraiment con. Sincèrement. Et le temps passant, il semble l’être exponentiellement.

- Goûte-moi ça gros ! Dis-moi si c’est pas d’la tuerie ça ! On se croirait à Chaouen ou quoi ?!

- Si si gros ! J’avoue, il est propre ton tagga. Y’a rien à dire...

Un goût à la fois suave et corsé. La coulure marron dégouline sur le papier à rouler. Et les volutes d’épaisse fumée qui attaquent les quelques neurones encore valides qui me restent. Ceux qui auront vainement essayé de se régénérer, pendant la nuit dernière, sont presque immédiatement terrassés. Les pollens psychotropes des plaines du Riff les assaillent. Et les prennent, de toute part. Par devant. Par derrière. Comme chaque jour. Eux, sont défaits. Et moi, je m’apaise. Imperceptiblement. Je n'ai jamais vu Chaouen.

(to be continued... or not ? That is !...)

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