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Billet de blog 19 février 2018

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Qu'en dit Kandaha

Kandaha va bientôt avoir huit ans. Quand elle est née, c’était déjà la guerre. La Paix est donc pour elle un doux fantasme. Un intime idéal. Un conte, une fable, qu’elle compare à ce que les gens appellent généralement : le Paradis.

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Qu’en dit Kandaha / Conte du Boulevard Auguste Blanqui

Kandaha va bientôt avoir huit ans. Quand elle est née, c’était déjà la guerre. La Paix est donc pour elle un doux fantasme. Un intime idéal. Un conte, une fable, qu’elle compare à ce que les gens appellent généralement : le Paradis.

- La Paix c’est comme les anges, ou Dieu, ou le Paradis. Personne ne les a jamais vus, et pourtant, tout le monde à l’air d’avoir besoin d’y croire quand même. Explique-t-elle doctement à qui vient pour l’entendre philosopher. Mais ce n’est pas fait pour tout le monde, rajoute-elle.

Kandaha a une longue et longiligne chevelure noire de jais, qu’elle attache elle-même en une natte unique pendant sur son épaule droite. Elle porte comme une hérédité lourde. Et de grands yeux persans, assortis à sa lisse toison d’ébène, brillant chacun par leur noirceur profonde. Contrairement aux autres filles de son âge, c’est elle-même qui se coiffe ; comme le lui a appris sa grand-mère. Tout comme sa grand-mère ; que l’on disait, en ville, être une sorcière – du fait de sa connaissance des étoiles, des mathématiques, des livres et des dieux anciens ; des plantes, des potions et des onguents - et contrairement aux filles de son âge là encore ; elle refuse catégoriquement de porter le voile traditionnel. Ce qu’elle justifie de la façon suivante :

-Si Dieu avait voulu cacher toutes les beautés de la création, il nous aurait tous faits aveugles, ou moches. Et si les femmes portent le démon en elles, alors pourquoi les hommes passent-ils leur temps à leur courir après ?...

Kandaha est bien connue dans l’ensemble du camp, et au-delà dans toute la région, pour ses tirades laminaires, et ses déclarations transcendantes. A huit ans, elle est ainsi devenue une véritable légende vivante. Elle ne s’exprime que rarement, et à la manière d’un oracle. Souvent énigmatique, voir incompréhensible, ou inappréhensible au sens commun. Faisant preuve d’un aplomb, et d’une verve, tout à fait inhabituels pour une fille de son âge. A tel point que les anciens du village, les hommes en particulier, durent se résoudre à faire pour elle une entorse encore jamais vue depuis des siècles aux règles traditionnelles. Pour pouvoir l’inviter à siéger en tant qu’invitée d’honneur. Membre extraordinaire. Pour débattre de sujets divers. Lors du conseil journalier. Autour d’un verre de thé, après l’heure de l’école, lorsque la chaleur du jour commence à diminuer. Ils l’attendent tous. Elle est très fière de participer à ces agoras d’érudits et de sages, durant lesquelles elle apprend beaucoup, et se voit écoutée attentivement par l’ensemble de l’assemblée des notables de sa tribu. Et de sa communauté. Au-delà, par toute sa famille ; son quartier, sa ville, son pays d’origine… Car désormais aussi via les vidéos, et les réseaux sociaux qui transportent ses paroles percutantes hors des grilles et des frontières. Bien loin du camp où Kandaha et les siens sont « réfugiés ». Bloqués depuis des mois, voir des années pour certains. Sous des tentes. Derrières les barbelés.

- la Paix, c’est le paradis sur Terre, que Dieu a inventé pour égarer ceux qui ne croient pas en lui, leur a-t-elle professé une fois. Laissant Sinchan, le doyen, plus que pantois, étourdi. Là, étendu pour le compte. Comme saoul de ses paroles inédites. En coma candidique. Ou infantilique… Fermant les yeux. Au point qu'on le crut quasiment mort d'une crise cardiaque.

Quelle que soit la nature de ses prises de paroles, les vieux écoutent toujours Kandaha avec respect et considération. Et même lorsque ses paraboles flirtent avec le blasphème, ils la laissent finir ses discours, et ne lui portent pas frontalement la contradiction. Ils la redoutent presque. En fait. Et en esprit. Ils tentent désespérément de jauger la dimension miraculeuse de ses élucubrations. Abscons autant que limpide. L'étendue de ses pouvoirs occultes. Recherchent insidieusement le diable en elle, en chacun de ses mots ; mais ne réussissent pas à l'y déceler. Avec l'application d'une méfiante et pleutre bienveillance, ils essaient donc d’appréhender l’essence de Kandaha. Et de ses sentences d’outres-tombes. Mais n’y parviennent globalement que peu.

D’une manière générale, les réflexions critiques et autres fulgurances de Kandaha semblent se dérober à la simple perception superficielle. Et pourtant se déversent dans le creux de toutes ces oreilles attentives, avides, respectables et enturbannées, comme autant de louis d’or dans une escarcelle de mendiant. Les sages de la communauté ne sauraient s’interdire de s’enrichir chaque fois à son contact, de cette connaissance ésotérique, ou prophétique soit-elle, d’un avenir par ailleurs incertains et largement chaotique, qu’eux ne maîtrisent en rien. Sur lequel, eux, tout notables qu’ils soient, ne sauraient exercer la moindre influence. Ni à propos duquel ils ne sauraient entrevoir, sans elle, la moindre tendance… Ils n’ont d’autres choix, pour avancer dans ces temps de brouillard, que de savoir entendre, et intégrer, les paroles jusqu’alors infaillibles de cette charmante enfant d’un mètre quarante-deux, pour trente-cinq kilos. Sagement, humblement, ils l’écoutent donc désormais. Chaque jour.

Elle est Joseph. La Vigie. Leur Prêtresse de Delphes…

On se presse des quatre coins du camp pour l’entendre. Son intronisation, en tant que membre hors-norme, hors-caste et hors-classe, du conseil des sages ; figurant à part elle exclusivement des hommes d’âge mûr, et de noble lignée, depuis la nuit des temps ; date de ses cinq ans. Soit trois ans en arrière seulement.

Alors que sa grand-mère venait juste de décéder. De maladie, ou d’empoisonnement ?... On ne sait pas. Et alors que ses deux parents étaient, eux, encore en vie. Elle s’était faite connaître à l’époque pour avoir annoncé à l’école, à sa maîtresse médusée, et devant tous ses petits camarades de classe qui n’y comprirent pas tout, les événements qui allaient se produire dans les jours qui allaient suivre. Bombardements, destructions, chaos, prison à ciel ouvert, fuite, exil. Chevaliers de l’apocalypse portant des bombes à fragmentation… Soldats inhumains, tout droit sortis des enfers. Son histoire effrayante allant jusqu’à signifier la mort prochaine de ses propres parents. Le tout avec force détails, et une assurance peu commune pour une enfant de cinq ans. Son flegmatisme juvénile, abusivement précoce, apparaissant surnaturel au regard de la teneur des événements tragiques qu’elle annonçait. Certes la guerre faisait déjà rage depuis près de quatre ans. Mais leur ville avait jusqu’alors été épargnée pour l’essentiel. La ligne de front se trouvant à plus de cent kilomètres de là. Encore bien lointaine, et complètement inaudible. Imperceptible, anonyme, à l’heure où elle fit ces révélations intrigantes. Donnant du : mal à croire. A toute oreille chaste et raisonnable.

La maîtresse d’école en avait alors référé au directeur. Qui, lui-même, connaissant la famille de Kandaha, et en particulier la réputation de sa grand-mère, en fit part à son père ainsi qu’aux autorités religieuses de la ville. Et au conseil des sages du quartier. Pour étudier ce qu’il convenait de faire avec cette petite fille « illuminée », qui prédisait la prochaine destruction totale de la cité. Annonçant l’Apocalypse à sa propre communauté. A sa propre mère. A son propre père. Sans jamais que le doute ou la peur ne paraissent avoir de prise sur elle. Singulièrement laconique et affirmée. Souvent souriante, indifféremment en contradiction ou en accord à son propos, habituellement grave. Le conseil des sages la convoqua donc deux jours plus tard. La veille de l’attaque, inattendue, par les forces rebelles hostiles au régime. Eclaire. Secrète. Préparée attentivement et de longue date. Foudroyante. Stratégiquement inéluctable. Mais par définition : parfaitement imprévisible. Elle les prévint simplement ce jour là qu’ils ne pourraient eux-mêmes rien y prévenir. Et que le lendemain marquerait la fin d’une ère et le début d’une autre.

Ainsi, à la veille de ce premier assaut improbable, durant une heure, ils l’écoutèrent en silence. Sans bien tout comprendre. Ni savoir quoi penser de cette extra-terrestre petite-fille de Nostradamus. Oscillant entre : experte militaire inexplicable car profane... Métaphysique, eschatologie et mystique de destruction massive. Ancrage rhétorique pluriséculaire... Versatilité d’une pureté divine. Incarnant, sans tressaillir, un oiseau de mauvais augure d’une précision chirurgicale.

- C’est demain que les combats commenceront, leur affirma-t-elle posément ce jour-là. En cette veille du Chaos. Les faisant tous déglutir de travers, du haut de ses cinq ans. D’abord viendront les terroristes. Avide d’argent. Et de femmes. Avec leurs pick-up, leurs canons et leurs chars. Programmés pour tuer. Sans pitié, ni scrupule, ni morale. Ayant soif de sang. Et de pouvoirs comme de chimères. Ils tueront. Ils pilleront. Ils violeront. Détruiront tout sur leur passage. Chacun criera. Chacun cherchera désespérément où se cacher, leur déclare-t-elle calmement, en les fixant de son regard obscur et obstiné. Opiniâtre autant que juvénile. Mais il n’y aura pas de refuge, poursuit-elle. Certains iront même jusqu’à leur vendre leurs propres enfants pour garder la vie sauve. Les étrangers les tortureront ou en feront des monstres à leur tour. Par la peur de nos esprits, par la terreur dans nos cœurs, ils chercheront à faire de nous tous des animaux. Ils resteront trois semaines durant lesquelles tout le monde fera ses bagages, et essaiera par tous les moyens de s’enfuir. Peu réussiront. Seuls quelques uns parmi les plus courageux décideront de rester. Pour résister. Mais au final, cela ne servira à rien et tout sera détruit. Tout le monde mourra. Mes parents mourront dans trois jours. Ecrasés dans ma maison qui sera bombardée. Ils finiront explosés, avec mon petit frère Sihamou. Ma grande sœur Sylva, et ma tante Zelda. Tous terrassés par les obus des rebelles. Ou les drones du régime. On ne saura jamais. Mais moi, comme ma grand-mère me l’a toujours expliqué, il faudra que je survive encore longtemps pour témoigner auprès du monde des horreurs qu’il commet. Et surtout pour vous en préserver, et vous guider. Vous, qui êtes mon peuple et ma famille pour l’éternité. Car jusqu'en poussière. Ma vie consistera à réfléchir, ou à éclairer le chemin vers la Paix. Elle est la juste récompense que Dieu accordera à tous ceux qui croiront. Car le doute n’est pas de mise pour qui prétend atteindre la Paix. Elle, la Bleue. Comme ma grand-mère le disait : on ne saurait l’acheter, ni la négocier. Nous devons accepter qu’elle se dérobe toujours à la préhension, qui est notre réflexe. Elle n’est qu’une illusion qu’il nous faut reconstruire en permanence. Elle s'évapore comme l'eau. Elle recouvre les nuages. Elle est notre mère, notre aïeule, autant que notre fille. A la fois sol et plafond. En-deçà, et au-delà. Elle est : Aussi. Sans qu’on ne la voit, on qu’on ne la devine pour autant. Il nous faut la chercher, ici autant qu’ailleurs. Elle, qui est notre seule liberté valable. Elle nous sourit d’en haut, et nous raille d’en bas. Il nous faut l’observer, l'analyser, la quêter. Pour la conquérir. Il nous faudra nous battre, mais avec nos esprits, bien plus qu’avec nos bâtons et nos fusils. Il faudra retrouver ce seul chemin digne de nous. Et je dois, moi Kandaha, vous y accompagner. Là est mon rôle sur Terre. Je dois m’y employer. Je ne dois jamais pleurer. Comme me l’a dit ma grand-mère… La paix est en chacun de nous. A nous de la trouver. Et ceux d’entre nous qui auront à survivre aux épreuves qui débuteront demain, seront les porteurs de cette flamme de vie, faite de mémoire et de sang, que l’on appelle : la Paix.

A la fin de cette allocution, l’auditoire mit au moins cinq minutes avant de s’animer d’un brouhaha inquiet. L’assemblée, comme figée jusque là, pour ne pas dire pétrifiée, attendant certainement que Kandaha, reprenne la parole pour en dire davantage. Ce qu’elle ne fit pas. Buvant tranquillement son thé… En attendant les bombes du lendemain.

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