Il y a quinze ans j’ai perdu un frère, il s’est suicidé. Par téléphone je l’ai appris et j’ai senti mes larmes couler, mon monde s’effondrer. Sur les fenêtres de la maison j’ai tapé, hurlant sur l’homme qui promenait tranquillement son chien en laisse, dehors dans le froid. Tout s’est enchaîné ; la visite au commissariat où l’on nous annoncera que les papiers sur le corps étaient bien ceux de mon aîné, ma reprise des loisirs le soir même, un coup de fil d’une proche qui m’assurait que tout était impossible; il n’était pas le genre à se suicider, car après tout, cela n’appartenait qu’aux fous et aux alcoolisés; aux drogués, à ceux qui noient leur chagrin dans les choses considérées par certains comme faciles pour survivre. Et pourtant, le lendemain, c’est bien le front froid de mon frère que j’embrassais; les yeux et les cils fixés, les fines pupilles entourées de bleu clair étalé.
Pourquoi donc cela serait-ce étonnant ? Pourquoi ne s’en être pas douté ? En 2014, l’ONS a publié une étude montrant qu’entre 15 et 24 ans, le suicide était la deuxième cause de mortalité après les accidents de la route; et touchait dans une proportion plus haute les garçons que les filles. Que faisons-nous pour arrêter cela? Sans doute faisons-nous porter ce poids aux familles, qui en plus d’avoir à pleurer leur enfant, petit-enfant, frère, sœur, père ou mère, vivent bien souvent des années dans une vive culpabilité.
Il m’a été très difficile d’admettre, à mes 16 ans, que je n’avais rien vu, entendu ni fait pour empêcher mon frère d’attenter à sa propre vie. Sur le quai de la gare, avant de partir, je lui ai fait une blague nulle, pourrie, du genre que l’on oublie vite; et je m’en voudrais toujours de ne pas lui avoir dit « Je t’aime » ni de lui avoir étalé toutes les raisons pour lesquelles sa présence m’était précieuse.
Était-ce réellement de mon fait ? Non, me disent les psychologues. Et jamais je ne suspecterais une quelconque personne de ma famille, qui a fait du mieux qu’elle a pu pour aimer et tenir. J’en veux à cette société entière de laisser des filles, des garçons, des hommes et des femmes tomber morts par désespoir. J’ai appris via mes interactions avec le monde extérieur qu’une mauvaise santé mentale était l’apanage des plus faibles ; et le mot dépressif avait alors une connotation si négative dans les années 2000 et par après ; qu’en parler aurait été complexe.
Encore aujourd’hui, dans les cours de récréation, il n’est pas rare d’entendre un enfant dire à un autre « On ne pleure pas quand on est un homme ». Et, de bout en bout, cette pression qui s’exerce sur nous, à être forts, vaillants et braves, à ravaler ses émotions; encore plus si on est un garçon; nous fait taire et sombrer, s’effondrer dans la culpabilité d’aller mal. Et c’est en gardant tout pour soi, en gardant la bouche fermée, en brodant ses lèvres pour que notre souffrance ne se dévoile pas au monde, que l’on se fait du mal à l’intérieur. On se tue lentement. On ne s’en rend peut-être pas compte. Jusqu’au moment où toute cette douleur risque de se dévoiler, de s’extirper et de nous faire nous ôter la vie.
J’aurais aimé vivre dans une société empathique, où chaque être humain aurait eu l’écoute qu’il méritait; mon frère aurait sûrement survécu à sa tristesse, et nous aurions partagé de si beaux moments. À la place, voilà un monde où le silence et le manque de bienveillance s’exercent, se transmettent au sein d’une chaîne; dont je suis à présent un maillon.
Je remercie tous ces artistes qui sortent du silence ces dernières semaines pour renverser cette tendance.