La philosophie occidentale est pleine de la nostalgie d'une mémoire falsifiée, et Agamben ne déroge malheureusement pas à la règle. Cette nostalgie rejoue le passé, le romantise presque, afin de rendre notre présent plus terrible qu'il ne l'est déjà. Dans ses Eclaircissements (publiés le 17 mars sur le site de la maison d’édition Quodlibet et traduits par le Nouvel Obs), il affirme à propos de la pandémie de Covid19 qu' « il y a eu par le passé des épidémies plus graves », mais que « personne n'avait jamais imaginé déclarer pour autant un état d'urgence comme celui-ci qui nous interdit tout, et même de nous déplacer ».
Un récent ouvrage collectif paru en 2019, Archéologie du soin, anthropologie de la santé (aux éditions La Découverte) montre pourtant tout le contraire. S'agissant des grandes épidémies de peste au Moyen-âge, les auteurs écrivent : « la principale mesure fut l'isolement systématique des personnes infectées ou suspectées de l'être. Les mises en quarantaine, adoptées ponctuellement jusqu'alors, comme à Raguse [Grmek, 1959] ou à Venise [Panzac, 1986], se généralisèrent peu à peu pour devenir la règle absolue dans le courant du XVIe siècle [Biraben, 1976] ». Et on peut lire plus loin qu'à partir du XVIIe siècle furent systématiquement mis en place « des cordons sanitaires qui assuraient l'isolement des localités touchées et rendaient impossible la fuite de leurs habitants ».
On ne peut évidemment pas parler, à l'époque, de « confinement », au sens que prend ce terme dans son acception contemporaine. Cela s'explique principalement par le fait que la réussite sanitaire d'un confinement strict nécessite la détection précoce de la maladie, ce qui n'est devenu possible qu'avec l'avancée scientifique récente. Par ailleurs, à l'époque toujours, les réponses apportées pour contrer la propagation des épidémies mélangeaient croyances « médicales » peu probantes, sinon dangereuses et mortelles, et pogroms de populations transformées en bouc-émissaires. N'est-ce pas là déjà un état d'exception (concept phare d'Agamben), que de massacrer des populations spécifiques par xénophobie, que d'organiser des mises en quarantaine drastiques, que d'empêcher la fuite des plus pauvres ou, a contrario, des exils massifs sans espoir de retour ?
Nous pouvons même nous pencher sur une épidémie plus récente, la grippe dite « espagnole ». Cette épidémie a sévi il y a un siècle, à partir de la fin de la Première guerre mondiale. Son origine est inconnue, nous savons seulement qu'elle fut mondiale, qu'elle débuta aux États-Unis, et qu'elle fut particulièrement mortelle (entre 2,5 et 5% de la population mondiale). Bien que plus récente, cette épidémie ne pouvait pas être freinée par des mesures de confinement pour deux raisons. La première raison de cette incapacité, bien sûr, fut la volonté des États-nations de ne pas mettre en danger leurs économies de guerre, il s'agissait donc là d'un choix strictement politique. Mais, et c'est la raison principale, il fallait alors faire avec l'absence de détection d'un patient zéro, comme l'explique le géographe Freddy Vinet dans son ouvrage La Grande Grippe 1918.
La falsification mémorielle réalisée par le philosophe italien ne s'arrête pas là, puisqu'elle se surajoute à une forme tragique de relativisme historique. Agamben, dans une tribune donnée le 22 avril au journal italien La Verità, journal très marqué à droite, critique à juste raison les mesures de contrôle technologique des populations par les États, à partir de l'exemple italien. Mais cette critique dérive dangereusement quand il affirme, péremptoire, que ce contrôle « dépasse de loin toutes les formes de contrôle exercé sous des régimes totalitaires tels que le fascisme ou le nazisme ». Emmanuel Faye, philosophe spécialiste de la pensée de Heidegger (grand maître d'Agamben) et critique du penseur allemand, commente ainsi cette assertion, à la suite d'une première réponse publiée dans Le Monde : « Les comparaisons successives d'Agamben entre la situation présente et le nazisme ne sont pas pertinentes. Avec l'exagération qui lui est coutumière, il s'agit toujours de dire que nous sommes dans quelque chose de plus menaçant et de pire au fond que le nazisme, alors par exemple que les gouvernements démocratiques n'ont pas mis en œuvre, face à cette pandémie, une politique de meurtres intentionnels contrairement à la politique eugéniste, antisémite et génocidaire du Troisième Reich. Cette façon de penser revient en réalité à relativiser et banaliser ce que fut historiquement le nazisme ».
Cette tendance au relativisme et à l'anhistoricité du discours philosophique n'est pas nouvelle chez Agamben. Celui-ci hérite de la pensée du penseur nazi Heidegger, et sa propre théorie de la « vie nue » s'accompagne de l'idée d'une universalisation de la figure du « camp » à partir de l'ère moderne. La réduction parallèle des camps d'extermination et des mesures de contrôle contemporaines à la figure du « camp » est extrêmement problématique. Cette problématique avait déjà été interrogée par l'historien Raul Hilberg qui, pour parler des crimes génocidaires nazis, préférait utiliser l'expression « centres de mise à mort ». Les mesures de traçage technologique actuelles, si elles restreignent encore le champ des « libertés individuelles », n'ont rien de comparable à l'horreur du Troisième Reich.
Cette tendance d'Agamben s'accompagne aussi d'un discours confus, à la limite du confusionnisme, comme l'a récemment remarqué le linguiste et sémanticien François Rastier dans son texte Le conspirationnisme légitimé : Giorgio Agamben et la pandémie. Dans un entretien pour le journal Le Monde, publié le 24 mars, le philosophe employait l'expression « invention d'une épidémie ». Interrogé sur cette expression, il se défendait en prétextant le caractère « politique » de son utilisation du terme invention, et renvoyait la balle aux « historiens » qui « savent qu'il y a des conspirations pour ainsi dire objectives » (je souligne en italique à chaque fois). Dans l'introduction de ses Réflexions sur la peste, publiées dans l'hebdomadaire Lundi Matin le 6 avril dernier, on peut lire aussi : « Se sentant malades de la peste, les animaux humains ne risquent-ils pas un plus grand péril, politique ? ». Partant d'une opposition socialement produite, que nous ne commenteront pas ici, entre d'une part « vie biologique » et d'autre part « vie politique », Agamben réalise le tour de force de dissocier, en dernière instance, un sentiment et un risque véritable. Et ce alors même que le virus tue des centaines de milliers d'individus à travers le monde.
Certes, Agamben finit par assumer le fait qu'il ne soit « ni virologue ni médecin ». Pourtant, dans un premier texte, Coronavirus et état d'exception, publié dans le journal italien Il Manifesto et traduit le 26 février par Acta, Agamben tronquait les déclarations du CNR (Consiglio Nazionale delle Ricerche) afin de faire croire à une gripette, à une « urgence non fondée ». Très vite, un texte de Davide Grasso interroge la sémantique de la « disproportion » des mesures prises par les gouvernements européens. Grasso écrit, le 27 février : « Le communiqué de la CNR ne dit en aucun cas que le Covid-19 est simplement une grippe : en fait, les symptômes, dans 80 à 90 % des cas, sont similaires à ceux de la grippe ». Agamben affirmait reprendre mot pour mot les termes du CNR, ce qu'il ne fit pas.
Il ne s'agit pas d'une erreur ponctuelle. En effet, il réitérera plus tard en tronquant cette fois les données interprétées par l'ISTAT (Institut national de la statistique italien) : à partir des mêmes données, le philosophe interprète une baisse du nombre de décès par voies respiratoires par rapport à mars 2019, quand les scientifiques démontrent une nette augmentation des mêmes décès... De plus, Agamben affirme qu'au sein du débat italien sur la phase de déconfinement, ou phase 2, « l'on parle plutôt ouvertement d'autoriser une liberté de mouvement relative par « groupes d’âge », à l'exclusion des ceux qui ont soixante-dix ans », ce qui est faux. En effet, le gouvernement italien ne compte absolument pas interdire uniformément aux personnes de plus de 70 ans de se déplacer à partir du 4 mai, puisqu'il envisage plutôt de restreindre les déplacements des personnes de plus de 70 ans qui ont contracté des pathologies rares, ou sont particulièrement à risque, à travers une surveillance sanitaire spécifique et de potentiels jugements d'inaptitudes temporaires à voyager.
Nous avons là un ensemble de falsifications qui bouclent sur elles-mêmes, Agamben se révélant incapable de se remettre en question, de changer de méthodologie, de vocabulaire : celui de la minimisation, de « l'épidémie supposée ». Le 27 avril, dans ses Nouvelles réflexions, il reprenait à son compte les analyses du virologue Didier Raoult, aujoud'hui très discutées, débattues, et souvent rejetées car faisant montre d'une importante déficience méthodologique. Cela lui permet de partager, de nouveau, l'analogie-fantasme entre le Covid19 et une « superstition médiévale », mais aussi de se poser en victime hérétique de la science et des virologues qui, selon lui, « admettent ne pas savoir exactement ce qu’est un virus ». Pas mieux que le vieux Bergson qui croyait pouvoir expliquer à Einstein la nature du temps, pas mieux que le vieux Hegel affirmant aux scientifiques que seul lui comprenait la nature profonde de leurs expériences, allant jusqu'à critiquer les théories de Newton...
Dès ses premiers textes sur la situation épidémiologique et sociale, Agamben a creusé sa tombe et ne semble pas capable d'en sortir. Une idée revient sans cesse chez lui, celle selon laquelle il y a une extension de l’état d’exception capitaliste grâce au coronavirus. Notre thèse est tout autre : la pandémie de Covid-19 n’a pas « causé » d’état d’exception, puisqu’elle appartient au contraire à un état d’exception déjà-là, celui qui présuppose l’échange marchand et l’exploitation, l’austérité et le manque de moyens dans les centres de santé. Cet état d’exception, c’est l’arbitraire juridique de l’échange de capitaux, source de la crise ouverte en 2008 et jamais refermée en plus d’une décennie, crise dont nous vivons aujourd’hui un nouveau moment critique. Le problème d’Agamben ne se trouve pas dans sa description de la militarisation de la vie sociale à l’heure actuelle, mais dans sa méthodologie et dans les raisons qu’il invoque afin d’accompagner sa description. Les Etats, dans la situation actuelle, ne sont pas en capacité de prendre des mesures particulièrement hors proportion. Ce qu’il se passe, au fond, c’est qu’ils dévoilent plus que jamais leur arbitraire répressif, leur nature profondément coercitive. Le capital est, par définition, toujours état d’exception (plus ou moins latent), mesure de sa propre proportionnalité, proportionnalité de l’exploitation, de la vie comme travail et du meurtre.
Agamben parle un vocabulaire bourgeois, celui du nous et du on, sans distinction. Les inégalités vis-à-vis du confinement, inégalités de classe, sont pratiquement, à l'intérieur de son écriture, invisibilisées. Un processus d'invisibilisation qui remonte à son ouvrage La communauté qui vient (1990), ouvrage dans lequel il conceptualisait l'existence d'une « société sans classes », et d'une « petite bourgeoisie planétaire » correspondant soit-disant à l'ensemble de la population mondiale. En fait, abandonnant l'existence de contradictions structurelles propres au monde du travail, il ne comprend même pas que le confinement est tout à fait relatif, que les plus pauvres continuent de se rendre au boulot quotidiennement, pour la majorité d'entre eux. Son optique est contractualiste, puisqu'il regrette que nous nous soyons « habitués » à notre misère, comme si celle-ci découlait d'un choix. Son discours, aujourd'hui, se rapproche dangereusement de celui d'un André Comte-Sponville, avec qui il partage le discours de la gripette et la tendance à dissocier le sanitaire du politique.
Alors une question : pourquoi continue t-on les louanges du « grand philosophe », qualifié généralement d' « ultragauche » alors qu'il ne partage rien des idées et des méthodes de l'ultragauche historique ? Comparez à Luxemburg ou à Bordiga. Ce dernier écrivait, dans Espèce humaine et croûte terrestre (1952) : « l’agglomération urbaine a développé, avant tout, les maladies et les épidémies, la superstition et le fanatisme ». Agamben s'est enfoncé dans la superstition, et la partage ; ne reconnaît pas la source de la multiplication des épidémies, de leur étonnante viralité ; n'apporte rien (sinon du faux) au débat et à la recherche que nous devons promouvoir pour nous émanciper.