Le festival de Locarno, quatrième grand festival européen après le tiercé de tête Cannes-Venise-Berlin, occupe une place idéale dans le paysage cinéphile : doté d’un capital culturel et financier conséquent, il ne draine pas assez d’attention médiatique pour provoquer l’emballement hystérique de la Croisette ou d’une Berlinale. Logé dans une petite ville tessinoise lovée entre les montagnes et le Lac Majeur, c’est un festival qui a su garder une échelle humaine, même si le carré VIP réservé aux sponsors lors des projections sur écran géant de la Piazza Grande n’augure rien de bon. C’est surtout un des foyers de découverte les plus fertiles du cinéma international. Morceaux choisis à mi-parcours.
L’événement le plus passionnant du festival cette année aura sans conteste été la rétrospective. Toujours programmées avec le plus grand soin, elle s’avère cette année essentielle : un retour sur le cinéma allemand de la période Adenauer, soit de 1949 (consolidation du régime de Bonn et de la séparation de l’Allemagne en deux, amorce de la période la plus glaciale de la guerre froide) à 1963 (remplacement d’Adenauer par Ludwig Erhard, son ministre de l’économie, et débuts du jeune cinéma allemand après le festival d’Oberhausen en 1962).
Les curateurs, l’italien Roberto Turigliato et l’allemand Olaf Möller ont pour but principal de démonter un cliché : celui du « cinéma de papa », conformiste et mou, qui refuserait d’affronter la réalité historique de l’Allemagne, et contre lequel se sont érigés Fassbinder, Reitz, Kluge et autres. Les films choisis, pour beaucoup oubliés et très rarement projetés même en Allemagne, remettent (presque) tous en cause ce diagnostic. Films noirs en phase avec la réalité sociale, œuvres de vieux maîtres, premiers frémissements annonciateurs d’une nouvelle vague : l’Allemagne des années Adenauer se transforme rapidement, entre traumatisme et miracle économique, et le cinéma en porte les traces.

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Ainsi de Der Gläserne Turm (La Tour de verre, Harald Braun, 1957), sorti au moment des débats sur l’abandon d’un paragraphe de la loi allemande qui plaçait les décisions d’une femme mariée sous la responsabilité de son mari. Le film suit le conflit entre un riche industriel et sa femme, actrice ayant quitté la scène depuis dix ans et souhaitant faire son retour sur les planches. C’est dans la figure du tyran respectable qu’est le grand patron qu’il trouve son acuité. Braun filme la tour de verre du titre comme une condensation des rapports de force dont l’homme d’affaires est le centre : domination sociale bien sûr – du 20ème étage, tous les autres paraissent si petits dans leurs logements insalubres datant de la guerre… Domination patriarcale aussi, de par ces parois de verre qui découpent l’espace et permettent au mari d’observer les moindres mouvements de sa femme. Le conflit pour garder sa précieuse poupée à sa place est interprété comme une manœuvre guerrière, une OPA plaçant l’actrice sous le signe de la sacro-sainte propriété privée. De par le ravalement des êtres au statut de possessions soumises à la même logique inflexible d’accumulation, le film dresse en creux un constat virulent sur le miracle économique de l’après-guerre et son idéologie capitaliste triomphante.
Plusieurs figures communes circulant entre ce film et Das Bekenntnis der Ina Kahr (La confession d’Ina Kahr, 1954), de G.W. Pabst : le mari homme d’affaires reconnu, la femme accusée de l’avoir tué... Connu surtout pour ses films muets avec Louise Brooks, qui incarnent, avec L’Ange Bleu de Von Sternberg, la tension entre répression prussienne et libération sexuelle du Berlin de Weimar, la réputation de Pabst a sans doute énormément souffert de sa compromission avec le régime nazi, qu’il n’a pas fui. Il serait grand temps de s’y intéresser à nouveau, car ce film est d’une épure que seules atteignent les œuvres de vieillesse d’artistes parfaitement rompus à leur art. Plus mélodramatique que Der gläserne Turm et moins ouvertement critique, il s’ouvre sur le jugement d’une femme, l’Ina Kahr du titre, pour meurtre. Sa confession mettra à jour un jeu de responsabilités mêlées : père intransigeant, mari infidèle, femme indulgente… Tous portent leur part de pureté comme de culpabilité.
Olaf Möller présenta le film en annonçant : « Bienvenu à cette vision du dégoût de l’Allemagne pour elle-même. » Le constat y était en effet clair : la vacuité du succès social et de ses miroirs aux alouettes, l’hypocrisie de la bien-pensance des élites économiques ou intellectuelles. Mais c’était peut-être aller trop loin, tant est nuancée l’affection critique que porte Pabst à ses personnages. La clarté de sa mise en scène s'applique à représenter chaque personnage sous son jour le plus sincère, empêchant toute condamnation facile. Pabst nous livre avec ce film une leçon impeccable de classicisme: chaque angle de caméra est à la recherche de l'affect éclairant le visage filmé, chaque découpage est organisé pour partager l'espace selon les lignes d'affrontement entre personnages. Comme nous l'offriront aussi Ford ou Lang quelques années plus tard, voici le spectacle d’un maître n’ayant plus rien à prouver, simplement occupé à travailler son sillon avec la maîtrise la plus aboutie et l'efficacité la plus apparemment nonchalante possible.

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Mais il ne s’agit pas ici de traiter de tout. La rétrospective est annoncée comme itinérante, et on attendra avec impatience son passage à la cinémathèque de Paris pour rattraper les œuvres manquées pour cause d’emploi du temps, et pour revenir sur celles n’ayant pu être détaillées ici (l’énergie visuelle et la construction temporelle en flash-backs imbriqués de la série B Viele kamen vorbei, la satire dressée depuis la RDA de la survivance du nazisme en RFA dans Der Hauptmann von Köln…). De belles heures en perspective.
Et place donc au présent : un festival est toujours une occasion de prendre des nouvelles de cinéastes aimés ou d’en découvrir de nouveaux. Locarno a ainsi permis de suivre les derniers efforts du chinois Jia Zhang-Ke, avec The Hedonists, court-métrage de 26 minutes (projeté dans un programme avec un court-métrage décevant du radical Thom Andersen, et deux films à base de clins d'oeil complices et d'humour décalé m'as-tu-vu de Gabriel Abrantes et Ben Rivers). Tout comme Jia tentait en 2013 de se renouveler en abordant le film d’arts martiaux dans A Touch of sin, il fait ici un détour par la comédie. Trois amis perdent leur emploi à la mine suite à un plan de restructuration. Les trois pieds-nickelés se mettent alors à la recherche d’un nouvel emploi et passent d’un entretien d’embauche à un autre, chacun mettant en lumière l’inadéquation de leur héritage ouvrier au contexte du capitalisme chinois post-moderne.
Le film sert surtout d’excuse à Jia pour expérimenter les vertus du drone. Dans un plan un peu douteux, la caméra s’envole pour filmer de haut deux des chômeurs essayant de se battre pour montrer leurs capacités de garde du corps à un nouveau riche fumant son cigare (Jia lui-même). Ici, le décollage crée un point de vue démiurgique, une vue surplombante qui ferait apparaître comme ridicules tous les efforts des personnages: facilité misanthropique à laquelle Jia ne nous avait pas habitué (que Jia s'inclut au centre du plan, se mettant lui-même sous le feu de la critique, ne change pas grand-chose à l'équation). Dans un autre plus réussi, le drone découvre dans son envol un faux village traditionnel où les camarades seront appelés à jouer des rôles en costume, symbole d’une modernisation frénétique qui ne peut envisager l’histoire de son pays que comme attraction pour le tourisme intérieur. Jia a pu livrer des courts-métrages sublimes par le passé : In public, Cry me a river. Celui-ci n’est pas de la même facture, et Jia semble toujours chercher les modalités de son renouvellement. Il ne trouve pas toujours, mais la recherche est passionnante.
Dans Scarred Hearts, présenté en compétition, le roumain Radu Jude (dont le Aferim était sorti l’an dernier) filme l’histoire d’une jeune auteur inspiré par celle de Max Blecher, moderniste juif mort à 29 ans après une hospitalisation longue de 10 ans pour le syndrome de Potts. Jude intercale dans ses plans des extraits du roman éponyme de Blecher, correspondant à la situation vécue par le personnage. Il ne s’agit pas seulement d’illustrer la littérature par le cinéma ou d’expliquer le cinéma par la littérature, mais d’offrir un contrepoint entre deux formes de narration différentes.

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Jude filme les affres de son personnage en plans fixes, l’immobilité de la caméra faisant clairement écho à celle du patient immobilisé par son plâtre dorsal. Mais le mouvement s’organise autour de lui, l’Histoire s’immisce dans les conversations, et les liens se tissent entre pensionnaires de la clinique (le jeune Emmanuel, incapable de se déplacer sans assistant et assigné à vivre sa vie au lit sans jamais se lever, jouit d’ailleurs d’une vie sexuelle à faire pâlir d’envie nombre de bien-portants). C’est le jeu constant entre immobilité et mouvement, entre mélancolie de la maladie et de ses retournements et euphorie de la jeunesse et de ses ambitions, qui donne au film son inattendue amplitude émotionnelle, sa paradoxale tension entre foisonnement d’interactions humaine et assèchement de l’espoir.
Le film le plus marquant de la compétition aura cependant jusqu’ici été le Correspondências de Rita Azevedo Gomes, dont La Vengeance d’une femme avait marqué les esprits à sa sortie en 2014. Correspondências est organisé autour de la correspondance du poète Jorge de Sena, poète portugais exilé au Brésil par le régime de Salazar en 1959, avec son amie Sophia de Mello Breyner Andresen, restée au pays. On entre dans le film comme dans un bain chaud : sans trop savoir pour combien de temps, en se doutant à la fin qu’on y est un peu trop resté (le film dure 2h30), mais en se rendant compte aussi de l’immense bien que nous a fait ce moment de suspension.
Les amis y parlent d’art, de voyages, de politique, avec intelligence et érudition, calmement. Rita Azevedo Gomes fait lire les lettres à des comédiens et proches, et alterne les images de ceux-ci travaillant leur lecture et des images d’archives d’origine anonyme. Le fait de montrer le travail des comédiens et de la fabrique du film n’a pas ici pour but de mettre le spectateur à distance critique. Au contraire, l’effet est presque inverse : il s’agit de montrer le travail d’appropriation d’une parole, le mouvement qui rendra vivant un texte écrit en le faisant résonner aux oreilles de plusieurs. Visuellement, les divers décadrages, juxtapositions, imbrications et superpositions qui irriguent l'oeil font du film un patchwork constant d’images mêlées. Surtout, ils accentuent l’impression de faire face à un bloc-notes filmique, un sketch-book où se mêlent images du monde et observations humanistes, une déambulation dans un imaginaire offert en partage. Le film n’est pas peut-être pas tout à fait un chef-d’œuvre, mais peu importe la précision du jugement qualitatif : Rita Azevedo Gomes nous a offert un moment de ressourcement et de tranquille bienveillance. Le cinéma portugais des quarante dernières années est un miracle fragile et pourtant constamment renouvelé; sans se donner d’airs, la réalisatrice en écrit une page nouvelle.

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Suite de ces pérégrinations dans quelques jours, pour un retour sur la deuxième moitié du festival.