Festival du Film de Locarno, 70ème anniversaire : comme Cannes. L’événement fait moins de bruit, mais nous rappelle que la petite ville tessinoise suit depuis un petit moment son bonhomme de chemin défricheur. Comme souvent, la relative petitesse de l’événement du point de vue médiatique s’avère une bénédiction. Locarno s’occupe de découvertes, et la programmation de plusieurs des films marquants de son histoire n’empiète pas sur le reste. Le danger, s’il est présent, vient plutôt du risque croissant de boursouflure : la construction d’un nouveau cinéma, la création d’un prix pour la section expérimentale Signs of Life jusqu’ici non compétitive... L’écran géant de la Piazza Grande figure désormais sur la nouvelle série de billets de 20 Francs en circulation depuis cette année : joli coup de comm’, et signe définitif de l’importance de la manifestation pour l’économie tessinoise et la politique culturelle suisse. Signes avant-coureurs d’une banalisation ? Pour l’instant en tout cas, l’essentiel est sauf : l’économie est au service de la programmation.
L’année dernière, l’événement principal avait avant tout été la rétrospective, consacrée au cinéma allemand d’après-guerre. Elle avait joué pleinement son rôle : réécrire l’histoire du cinéma en y ajoutant de nouveaux chapitres et en chamboulant les certitudes et les hiérarchies critiques. La rétrospective de cette année joue plutôt la carte du classicisme et est consacrée à Jacques Tourneur, grand maître de l’artisanat hollywoodien connu surtout pour ses films fantastiques (les immenses La Féline et Vaudou). Le geste est moins fort : Tourneur est déjà bien connu, et plusieurs des films vus et revus. Mais la rétrospective permet tout de même d’attirer l’attention sur certaines œuvres qui n’ont pas encore atteint le statut qu’elles méritent.

Agrandissement : Illustration 1

Ainsi d’un des joyaux absolus de sa filmographie, qui fut son propre favori : Stars in my Crown, réalisé en 1950 d’après un roman de Joe David Brown. Sans doute une des incarnations les plus pures de l’Americana à l’écran, le film suit la vie de Walesburg, une communauté rurale du Sud, au lendemain de la guerre de Sécession. Un jeune médecin vient reprendre le cabinet de son père mais suscite la méfiance de ses anciens compatriotes ; un vieillard noir qui a vu grandir tous les jeunes pousses du village se retrouve menacé de lynchage quand il refuse de vendre ses terres ; une épidémie de typhus frappe soudain la population locale… Tourneur développe une cartographie précise des antagonismes sociaux qui divisent la communauté, et la structure du récit, raconté rétrospectivement par le fils adoptif du pasteur, permet de multiplier les tangentes qui décentrent la figure principale du Reverend Gray pour s’attacher quelques temps à d’autres personnages.
Le critique américain Jonathan Rosenbaum a comparé la scène où le pasteur empêche le lynchage du vieil Uncle Famous avec une scène similaire dans The Sun shines bright de John Ford, autre chef-d’œuvre décrivant la vie communautaire du Sud vaincu. Chez Ford, le shérif se tient devant la prison au nom de la loi et s’impose les armes à la main (même s’il n’a au final pas besoin de tirer). Chez Tourneur, l’homme d’église disperse la foule en lisant un testament factice, dans lequel le vieux noir laisse toutes ses affaires aux petits dont il a accompagné la croissance et qui se cachent maintenant sous des capuchons blancs pour le pendre. Rosenbaum voit dans cette différence la clé des positions politiques des deux réalisateurs, la nécessité en dernier ressort de l’action armée chez le conservateur Ford contre la foi en la parole éclairée du libéral Tourneur. Ce qui réunit les deux hommes est leur capacité à imposer en quelques plans une situation d’antagonisme, mais le film de Tourneur se démarque avant tout par sa tranquille bienveillance : les salauds y sont rares, les protagonistes n’y sont pas avides de puissance mais simplement mus par leurs besoins et leurs croyances sincères. Détaillant la constitution d’une communauté unie, Stars in my crown est sans doute une des plus belles affirmations de la fertilité du dialogue et de l'action collective, de la nonchalante et patiente construction des liens affectifs qui permettent de souder du commun.
La compétition, quant à elle, a promis beaucoup en affichant de biens beaux noms : F.J. Ossang, Wang Bing, Travis Wilkerson présentent tous des œuvres attendues avec impatience… mais reléguées aux derniers jours du festival ! En attendant, force est malheureusement de constater que les films projetés jusqu’ici ont très majoritairement déçu, avec l’exception partielle de Denis Côté, qui avec Ta Peau si lisse, consacré à un groupe de bodybuilders québécois, développe une fascination annoncée par le titre pour les textures de la peau et des muscles, et pour les rituels de la mise en scène du corps. Maigre bilan.
De même, dans la section Cineasti del Presente, le Milla de Valérie Massadian était attendu après son premier opus, Nana, qui avait en 2011 gagné le Léopard d’Or du premier long métrage. Milla prend aussi le nom de son personnage principal, une adolescente qui vit en marge de la société avec son copain, avant de tomber enceinte et de se mettre à travailler pour élever seule son enfant. Malheureusement, ce nouvel opus s’échoue sur tous les écueils qui menaçaient Nana, notamment un systématisme des plans larges immobiles censés faire gage d’ascèse ou de radicalité esthétique, symptôme classique d’un cinéma de festival « contemplatif » devenu sa propre forme de pompiérisme. Deux fois plus long mais dénué d’un personnage qui échapperait au contrôle de la réalisatrice comme le faisait la fillette de Nana, le film semble partir du principe que l’observation du quotidien suffit à construire une mise-en-scène du moment que ce quotidien est marginal. La mécanique du plan-séquence minimaliste, une fois enclenchée, est mortelle: elle évide tout, jusqu'à la vie de chaque plan.

Agrandissement : Illustration 2

Les vraies inventions formelles auront donc été à chercher ailleurs, dans ce vivier de découvertes qu’est la toujours passionnante section Signs of Life. Organisée chaque soir en marge de la projection à la Piazza Grande, celle-ci réunit les propositions les plus aventureuses et les plus expérimentales du festival, et mêmes les œuvres imparfaites foisonnent de pistes intéressantes et de moments de sidération intenses. Ainsi de Cocote, du dominicain Nelson Carlo De Los Santos Arias. Le film suit le trajet d’Alberto, jardinier appartenant à une église évangélique obligé de revenir chez sa famille suite au meurtre de son père par un patron de la mafia locale. Accusé par ses sœurs de se cacher derrière la Bible pour ne pas pratiquer les rituels de deuil collectif ou la vengeance qu’appelle la situation, Alberto est un personnage étrangement central et cependant quasi-absent. Pendant la majeure partie du film objet de remontrances plutôt qu’acteur de son destin, il va se trouver pris en porte-à-faux entre sa foi et sa famille et servira de paratonnerre à des tensions religieuses recouvrant (comme toujours) des fractures sociales.
Arias multiplie les styles, alternant plans fixes à la symétrie rigoureuse, saillies en noir et blanc granuleux s’attardant sur le décor ou des animaux qui passent, et filmage caméra à l’épaule de rituels de deuil collectif, poursuivis durant neuf jours à des degrés de catharsis différents. L’épuisement provoqué par ces séquences, qui non seulement se répètent mais s’allongent au cours du film, participe pleinement de son rythme. Le film alterne différentes formes de tranquillité et d’hystérie : renoncement, rituels collectifs, explosions familiales, affrontements verbaux, violence physique. Mais le film laisse trop souvent percer une volonté de puissance, une saturation d’effets qui semblent vouloir écraser le spectateur sous les preuves de la virtuosité du réalisateur : ainsi des nombreux plans fixes englobant la piscine de l’employeur d’Alberto; ou l’utilisation de violons appuyés pour insuffler un sentiment de menace à des plans par ailleurs lumineux de voyages en autobus. Effets de manche dont le film aurait pu se passer pour se resserrer sur son cœur anthropologique : comment la religion organise-t-elle nos émotions collectives ?
La même imperfection est visible dans Panoptic, de la libanaise Rana Eid. Connue surtout comme ingénieur du son dans le cinéma arabe, celle-ci réalise ici son premier long-métrage, un portrait de Beyrouth et des séquelles de l’invasion de 1982 conçu comme une adresse à son père, militaire haut gradé qui prit part aux combats mais quitta l’armée après la défaite. Les premières séquences laissent craindre le pire : des plans ultra-ralentis de migrants entassés dans un centre de rétention administrative semblent annoncer une plaidoirie larmoyante à l’esthétisme obscène. Mais une manifestation militariste vient rajuster le tir : Eid filme avec une apparente neutralité les slogans et les foules qui les scandent en arborant le drapeau au cèdre. Mais quand elle montre un militaire annonçant fièrement qu’une montgolfière prendra bientôt son envol en hissant le drapeau national, le plan suivant nous montre non le décollage de la montgolfière mais son dégonflage une fois revenu à terre. Tant pis pour l’héroïque ascension vers les cieux de la mère patrie.

Agrandissement : Illustration 3

S’ensuivront une exploration du fameux bâtiment où se terraient les snipers durant la guerre, et que les autorités tentèrent tour à tour de détruire et de rénover, sans succès ; une séquence sous-marine montrant les tanks jetés à la mer après la guerre et, en surimpression, des images d’archives du conflit ; un détour inattendu dans une boîte de nuit située à un emplacement correspondant aux conflits les plus âpres, et où toutes les jeunes beautés de la ville viennent affirmer leur lassitude du passé dans un somptueux ballet de corps illuminés par les spots rouges… La voix off de la cinéaste raconte la lente désillusion du père pan-arabiste et utilise ses propres troubles médicaux (un problème de calcification menaçant son ouïe) comme métaphore du durcissement des plaies de son pays. Certaines séquences font moins mouche que d’autres. Reste que dans ses meilleurs moments, Panoptic est un stupéfiant palimpseste d’images, une archive des souffrances refoulées d’un pays toujours au bord du gouffre et toujours miraculeusement fertile.

Agrandissement : Illustration 4

L’histoire est aussi au cœur du dernier film de Radu Jude qui, lui, n’est pas un débutant : Scarred Hearts avait été un des films les plus marquants de la compétition de l’an dernier. The Dead Nation prend la relève, dans la section parallèle, des questionnements qui l’animaient. Celui-ci retraçait la maladie d’un écrivain juif au milieu des années 1930, avec la montée du fascisme comme arrière-plan historique. The Dead Nation commence là où l’autre finissait, avec la prise du pouvoir de l’extrême droite, et suit la vie roumaine jusqu’à la consolidation du pouvoir communiste dans l’après-guerre. Le film est composé entièrement de photos de l’époque découverte récemment dans un grenier, tandis que sur la bande-son alternent le témoignage d’un médecin juif qui tint un journal durant toutes les années de guerre, et discours et chansons de propagande extraits des bandes d’actualité de l’époque. Les craquelures, froissures, et autres traces de vieillissement qui marquent les photos ne font qu’ajouter à leur effet hypnotique. Surtout, la cohabitation des différents types de documents qui composent le film force le spectateur à se confronter au travail de critique des sources : là où le journal du médecin dresse un tableau remarquablement bien informé de la persécution des juifs (les camps de concentration y sont évoqués presque dès leur apparition), l’atelier du photographe accueille au contraire les roumains qui vont assez bien pour vouloir se faire prendre en photo. Le film dessine donc une dialectique entre l’évocation des événements historiques qui restent invisibles, et un quotidien que personne ne raconte mais qui emplit l’écran.
Dans un registre totalement différent, Era uma vez Brasilia (Il était une fois Brasilia) d’Adirley Queirós aura donné lieu à une des séances les plus réjouissantes du festival. Tourné avec un budget quasi-inexistant durant le processus de destitution de Dilma Rousseff, le film raconte l’histoire de l’agent intergalactique WA4 qui, pour expier sa faute, est envoyé sur terre pour assassiner Juscelino Kubitschek, président du Brésil à la fin des années 1950 et responsable de la création de Brasilia. Science-fiction arte povera des favelas, dont la trame à peine ébauchée est totalement incohérente dans les rares moments où elle est évoquée, Era uma vez Brasilia est avant tout un triomphe de l’imagination visuelle et de la volonté de faire un film quels que soient les moyens à disposition. Le vaisseau spatial de WA4 se réduit à une camionnette vaguement tunée et remplie de néons, où l’agent intergalactique est condamné à fumer ses cigarettes dans une lumière bleue électrique et à se cuisiner des steaks de chien. Sur terre, les habitants des Favelas de Brasilia (« Ceilandia ») passent leurs soirées en évoquant leurs souvenirs de prison et en regardant voler les hélicoptères tandis que la radio débite les discours châtiés du nouveau président Temer.

Agrandissement : Illustration 5

Digne héritier du cinéma populaire anarchique de la Boca do Lixo (« bouche à ordures, » du nom d’un quartier pauvre de Rio), qui fleurit au tournant des années 1960-1970 et constitua un affront à tous les codes de la bienséance cinématographique, Queirós construit avec sa chef opératrice une palette de couleurs qui tire tous les avantages de son outil numérique. L’âpre froideur blanche et bleue des lampes frontales à LED perce des îlots de lumière dans la nuit des favelas, baignées par la tiède lumière orangée des lampadaires et des feux de camp. L’humour est basé autant sur un étirement de situations grotesques que sur l’irruption soudaine de l’imprévu. Mais la douleur populaire y est sincère, les corps des terriens étant tous marqués par l’emprisonnement ou les problèmes de santé, et la rage vive à l’égard du Brésil d’en haut. Lors de la séance question-réponse, Queirós débita ses réponses avec une bonne humeur imparable, un débit de mitrailleuse et un cheveu sur la langue, la moitié de la salle comprenant le portugais sombrant dans l’hilarité tandis que la traductrice (la chef opératrice, seule membre de l’équipe à parler anglais) tentait tant bien que mal de suivre le rythme. Ce sont des séances comme celle-ci qui marquent un festival.
La projection la plus mémorable jusqu’ici aura cependant bel et bien eu trait au passé de Locarno. Projeté à l’occasion de la programmation Locarno 70 qui réunit certains des films primés ou remarqués lors de précédentes éditions, Al-Momia (1969, aussi connu sous le nom de The Night of Counting the Years), est l'unique film de l’égyptien Chadi Abdel Salam, qui put le réaliser avec l'aide de Roberto Rossellini (venu en Égypte assister à la création d'un institut national du cinéma et qui choisit le scénario de Salam comme lauréat), et qui se base sur l’histoire de la cache de momies à Deir El-Bahri, redécouverte en 1881. Wannis, cadet des fils du chef de la tribu des Horabat, se voit à la mort de son père révélé avec son frère le secret de la survie de la tribu : les anciens vendent des bijoux qu’ils pillent dans une cache perdue dans la montagne et dont ils sont les seuls à connaître l’existence. Le gouvernement égyptien, voyant apparaître de nouvelles antiquités sur le marché noir, envoie un de ses agents trouver la tombe. Commence alors le jeu des affrontements : jeunes révoltés par le mode de vie de leurs pères, vieux soucieux de continuer à nourrir les familles, cousins décidés à mettre la main sur les profits, marchands soucieux de s’assurer de la continuation de leur gain, gouvernement anxieux d’accroître son prestige et militaires désireux d’imposer leur force à une tribu rétive…

Agrandissement : Illustration 6

Comme le Oliveira de Non, ou la vaine gloire de commander ou le Raya Martin de A Short Film About the Indio Nacional, Salam pose la question des origines de la nation, et ce n’est pas peu dire que son film n’a pas à souffrir du rapprochement. Tourné alors que l’idéologie pan-arabiste était en pleine crise suite à la défaite de 1967, Al-Momia en prend le contrepied en interrogeant la naissance du pays par le biais de son rapport à son histoire antique. Mais difficile d’y voir une célébration de l’état éternel : une fois les sarcophages récupérés, le gouvernement n’hésitera pas à laisser les Horabat à leur misère : comme toujours, c’est un acte de violence qui marque la naissance d’une nation. Salam cède peut-être à une forme d’exotisme intérieur en inscrivant les longs voiles des Horabat dans les paysages désertiques ou les montagnes caillouteuses. Mais plus que la terre, c’est le rapport à l’histoire qui le passionne : l’errance ne passe pas que par le désert mais aussi par les temples en ruines. Une fois Wannis informé que les effendi de la ville peuvent déchiffrer les hiéroglyphes qui recouvrent les murs, un plan sidérant le filme verticalement depuis le haut du mur, le poids des siècles s’abattant sur ses épaules. Gardien d’un trésor dont il ignorait la valeur mais dont il refusait de vivre en parasite, Wannis finira dans une errance désespérée, tandis que le bateau à vapeur du gouvernement, premier marqueur de la modernité industrielle, redescend le fleuve vers le Caire.
Il serait exagéré d’affirmer que Al-Momia est inconnu au bataillon : le Doha Film Institute l’a nommé plus grand film arabe de tous les temps, et sa réputation semble à terme assurée maintenant que le World Cinema Programme de Martin Scorsese en a supervisé la restauration. Reste cependant que sa réputation en France est loin d’être à la hauteur de son importance : peu de projections, pas de DVD, peu de traitements critiques. Il y a pourtant urgence.