Ainsi le Léopard d’Or aura pris tout le monde de court, et fait tout autant de déçus. Le consensus critique a fait de Godless, le film de la bulgare Ralitza Petrova, un film de festival au pire sens du terme : une œuvre où le glauque tient la place de la réflexion, et où le malaise ressenti par le spectateur sert à cacher le systématisme formel. La sortie en salles du film permettra de revoir ce jugement si nécessaire. Mais au sortir de Locarno, mieux vaut se focaliser sur ce qui a continué à défricher et à expérimenter, à innover et à vibrer.
La compétition se sera close sur Bangkok Nites, second opus du japonais Katsuya Tomita. Celui-ci s’était fait remarquer pour son Saudade, plongée dans le quotidien de la classe ouvrière de la ville provinciale de Kofu. Bangkok Nites suit les déboires de Luck, prostituée et escort girl qui séduit assez de riches hommes d’affaires japonais pour subvenir aux besoins de sa famille, et d’Ozawa, son ancien amant qu’elle recroise par hasard et avec qui elle va tenter de renouer une relation fragile. Les deux amants partent en voyage vers la province de Nong Khai, à la frontière avec le Laos, pour rendre visite à la famille de Luck ; se mesurent alors tout ce qui sépare la vie de celle-ci à Bangkok et le passé qu’elle a laissé derrière elle, et la vision qu’a Ozawa du paradis rural thaïlandais et la réalité d’un passé colonial toujours actif.

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Bangkok Nites permet de confirmer que Tomita est le plus fin observateur du Japon des marges, des slackers recrachés par le système (ici, les ex-soldats paumés qui organisent les réseaux de tourisme sexuel au service de leurs compatriotes aisés) et vivant au jour le jour en espérant le gros coup qui les arrachera à leur quotidien. Alors que Bangkok Nites se déroule presque pour moitié dans un bordel du quartier rouge de Thaniya, aucune scène de sexe ou de nudité ne vient titiller le spectateur ou à l’inverse l’apitoyer en illustrant la déchéance et la souffrance des personnages. La prostitution et les petites combines, tout comme l’envie d’y échapper, y vont de soi ; elles sont une donnée constituant les personnages et leurs partages, leurs efforts pour régler leurs problèmes et réagir aux situations qui se présentent à eux. Les temps forts du récit sont inscrits au sein d’un quotidien de débrouille, sans jamais être soulignés en tant que tels. C’est sans doute ce qui donne au film sa temporalité relâchée, son rythme déambulatoire, tranquille sans être lent, qui en est l’atout principal.
Primé par une mention spéciale, le Mister Universo de Tizza Covi et Rainer Frimmel aura été une des œuvres les plus généreuses de la compétition. Le film semble d’abord s’annoncer comme une chronique sociale quelconque : Tairo est un dompteur de lions dans un cirque où il travaille avec son amie Wendy, et tandis que ses bêtes lui posent problème, les tensions montent avec certains de ses collègues. Entre-déchirements filmés caméra à l’épaule : le désastre semble annoncé. Mais le film bifurque. Quelqu’un dérobe à Tairo son porte-bonheur offert par Arthur Robin, ex-Mister Universe dont le numéro de Monsieur Muscle consistait à plier des barres de fer sur son genou. Les réalisateurs engagent alors leur récit sur le registre de l’escapade : le jeune dompteur va chercher à retrouver Mister Universo pour lui demander un nouveau porte-bonheur, ce qui le mènera dans un périple à travers le monde des cirques et des spectacles itinérants de la péninsule italienne.

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Le couple de réalisateur fait appel à un processus de jeu visant moins à brouiller la frontière entre fiction et documentaire qu’à irriguer la fiction de l’expérience vécue : les acteurs jouent leurs propres personnages, sans jamais se cantonner à illustrer leur quotidien. De là que Mister Universo, dédié à tous ceux qui perdirent leur emploi du fait de la numérisation du cinéma, porte à la parole populaire une attention rare. Jurons et insultes bien sûr (les scènes de Tairo au volant relèvent de toute évidence de la spontanéité la plus absolue), mais surtout expressions d’affection et de solidarité, partages d’expériences et demandes d’entre-aide. Chaque rencontre devient l’occasion pour un artiste d’offrir sa vision de son travail. Le film se termine par le numéro de Wendy, partie pour son ami à la recherche du fils d’Arthur Robin, et qui fera exceptionnellement accompagner son numéro par la chanson qui fit la gloire de l’oncle de Tairo. Cristallisation généreuse et discrètement bouleversante de ce à quoi le film n’aura cessé d’œuvrer : le spectacle comme offrande.
La première chronique du festival n’avait pas mentionné la section Signs of Life, dédiée aux formats les plus hybrides et expérimentaux. C’était le signe d’une certaine déception, alors même que cette section avait offert l’année dernière trois des plus beaux films de 2015 (88 :88 d’Isiah Medina, Machine Gun or Typewriter de Travis Wilkerson, repris cette année au FIDMarseille, et surtout le réjouissant L’Académie des muses de José Luis Guerín, qui a bénéficié d’une sortie en salles hélas bien trop confidentielle). La deuxième moitié du festival aura rectifié le tir avec le Rat Film de l’américain Theo Anthony, essai filmé qui fut sans doute la découverte la plus surprenante et la plus originale du festival.
Pas question de chercher de double sens (la délation aussi désignée par le mot rat en anglais) à la brutalité pince-sans-rire du titre : Anthony nous parle bel et bien de rats. Mais à travers eux, il nous parle surtout de l’Amérique et de son histoire : les problèmes d’insalubrité qui favorisent les rongeurs, les politiques publiques mises en place pour lutter contre eux, les idéologies sous-tendant la recherche scientifique, les politiques du logement et la géographie politique de la ville de Baltimore… Anthony suit dans son travail un membre d’une unité de dératisation dont la jovialité sert de contrepoids à l’exaspération de ceux qui font appel à ses services (en majorité noirs et pauvres), filme une séance nocturne de pêche au rat (avec des morceaux de dinde enrobés de beurre de cacahuète comme appâts accrochés au hameçon) et un homme possédant une collection d’armes à feu pour abattre les rongeurs s’aventurant dans son jardin… Le seul bémol à mettre à l’appréciation du film réside peut-être justement dans certaines séquences qui relèvent plus du pittoresque ou du comique que de l’intégration au sens général du film.

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En contrepoint à ces images saisies sur le vif, il monte aussi des images d’archives filmiques et photographiques, commentées par une voix off à la neutralité quasi-robotique. Une séquence dédiée à la construction de maquettes reconstituant des lieux de crime semble d’abord déconnectée du reste du film, bien que la personne qui les présente voie dans leur sens du détail de la vie matérielle une preuve d’intérêt pour les conditions de vie des classes populaires. Au spectateur de la mettre en rapport avec les déambulations dans Google Maps qui ponctuent le film, et surtout avec la séquence centrale du film : la superposition à l’écran de cartographies des différentes formes d’inégalité (immobilières, raciales, de revenu ou d’endettement…) à Baltimore depuis le début du 20ème siècle. Abordés sous cet angle, ces éléments hétérogènes, ces images de nature différente se retournent contre leur apparente neutralité pour dresser un réquisitoire implacable : l’impuissance des représentations visuelles du monde social à le transformer, et le refus politique d’utiliser ces représentations pour autre chose que la perpétuation de la domination.
Enfin, on l’a dit, c’est à la rétrospective que se (ré-)écrivait de la façon la plus ample l’histoire du cinéma. Deux des rares réalisateurs représentés par plus d’un film chacun, Helmut Käutner et Wolfgang Staudte, y tinrent ainsi une place d’honneur, invitant chacun à une redécouverte complète de leur œuvre. Les emplois du temps empêchèrent de voir deux des trois films projetés de Käutner, dont il sera ainsi moins question ici. Mais qu’il soit dit qu’il s’agit d’un réalisateur dont le style se démarque par une attention portée aux conditions de vie des couches populaire et au jeu des désirs contradictoires des uns et des autres, et par un rejet instinctif du puritanisme des élites. Christoph Huber, qui présenta Schwarzer Kies (Sous le gravier noir, 1961), affirma que Käutner mériterait selon lui une réputation égale à celle de John Ford. Seule un rétrospective complète permettrait de trancher. Mais la vision de Unter den Brücken (Sous les ponts, 1945), miracle improbable issu des dernières années les plus sombres du régime nazi, devrait suffire à convaincre que cette rétrospective s’impose en effet.

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Tout aussi oublié maintenant en dehors de l’Allemagne, bien que respecté en son temps, Wolfgang Staudte fut représenté par deux films : Leuchtfeuer (Le phare, 1954), et surtout Kirmes (Je ne voulais pas être un nazi, 1960), qui lui attira les foudres implacables de la droite allemande à sa sortie. Deux films qui détaillent chacun une faillite collective, un manquement au devoir mutuel sous couvert de soumission aux nécessités de la survie. Dans Leuchtfeuer, une communauté insulaire souffre d’une rude famine. Le film offrira deux solutions, l’une basée sur l’entraide (un syndicat de marins décide de faire du zèle à condition que l’armateur fournisse aux habitants les vivres nécessaires), l’autre sur l’égoïsme (éteindre le phare pour récolter les vivres issus d’un naufrage et rejetés sur le rivage). C’est la destruction de la première solution par la deuxième qu’il raconte. Son intérêt réside avant tout dans son portrait d’une communauté et de ses tensions. Film sans héros ou figure d’identification principale, Leuchtfeuer n’aborde les personnages que sous l’angle de leur fonction au sein du collectif. Aucune trace de psychologie ici: seulement des conflits, des rôles joués avec plus ou moins de succès dans la lutte pour la survie. La tragédie n’y est donc pas incarnée par un individu (aucune trace donc de pathos), mais construite par l’imbrication des différentes couches successives de responsabilité.
Kirmes, plus classique dans sa facture, est autrement plus direct dans son constant sur le refus de la part des gouvernants allemands de faire face à leurs responsabilités historiques. Dans la pacifique et prospère RFA de 1960, les ouvriers découvrent, en creusant un trou pour le manège de la kermesse, le cadavre d’un soldat. Les notables locaux essayent d’étouffer l’affaire, mais tous le savent bien : ce n’est pas un fantassin anonyme qui est enterré là, mais un de leur fils, tué durant les derniers jours du conflit alors qu’il avait déserté. Le film tient principalement dans le flash-back qui explicitera les enjeux de ce qui s’est réellement déroulé. Alors que les arguments des notables, qui affirment que l’enfant est considéré comme un héros mort avec son unité et que la vérité nuirait à sa réputation, semblent annoncer un récit de couardise, le film renverse la perspective et fait basculer la lâcheté dans l’autre camp. Le jeune homme a déserté par dégoût, et ce sont les anciens qui s’avèrent incapables de saisir la portée de la défaite annoncée et de voir plus loin que leurs peurs immédiates.

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Les personnages sont beaucoup plus finement tracés que dans Leuchtfeuer, chacun possédant une psychologie propre, mais c’est toujours l’agencement des échecs successifs qui intéresse Staudte. Mesquinerie de l’intérêt, soumission instinctive à l’autorité en place quelle que soit son délabrement, fanatisme nazi : les attitudes face à la défaite y sont multiples, et dressent le portrait d’une communauté en guerre avec elle-même. Seule manque à l’appel la solidarité collective, le prise de position éthique. Plus que le seul récit de la mort du jeune soldat, c’est sans doute sa juxtaposition avec le village allemand des années Adenauer qui fit scandale. Car le montage des différentes périodes ne pardonne pas : les visages sont les mêmes. Pour mémoire, le titre du film le plus célèbre de Staudte : Die Mörder sind unter uns, les meurtriers sont parmi nous…
Si la figure de l’innocent sacrifié au centre de Kirmes implique de représenter un personnage innocent, le spectateur cherchera en vain un tel réconfort dans Der Verlorene (L’Homme perdu, 1951). Unique film de l’acteur Peter Lorre, connu pour son rôle de tueur d’enfants dans M le Maudit, L’homme perdu fut sans doute le film le plus célèbre de la rétrospective, ce qui au vu de sa réputation encore confidentielle et du manque d’édition DVD, donne une idée de l’ampleur du travail de défrichage effectué par les programmateurs.
Construit lui aussi sur une structure en flash-back contrastant les années de guerre et de paix, le film suit le Dr Rothe, médecin dans un camp de réfugiés, qui reconnaît dans son nouvel adjoint un ancien collaborateur passé à la Gestapo. Leur dialogue s’ouvre sur la volonté de l’agent Hösch d’établir « un pacte mutuel et durable » pour ne plus évoquer les agissements des années de guerre. C’est contre ce pacte, évidemment analogue à celui qui gouverna la RFA dès la réunification des zones d’occupation de l’ouest, que le film entier est construit : le récit de Rothe, qui refuse de se taire, en constitue le noyau. Ne pouvant supporter de découvrir que sa fiancée a couché avec Hösch, il sombre dans le ressentiment et voit en chaque femme seule une proie à ses pulsions meurtrières, alors qu’autour de lui échoue un complot contre Hitler et que l’Allemagne entière s’embrase.
Lorre réussit dans L’Homme perdu non seulement le constat le plus glaçant des années d’après-guerre – ce qui ne lui fut sans doute pas pardonné – mais aussi la synthèse de deux registres esthétiques profondément différents, qui trouvèrent tous deux leur source dans le fascisme : le cinéma des années Weimar, qui en suivit la montée, et le néoréalisme italien, qui en chroniqua les conséquences. Du second, Lorre garde l’urgence des situations dans l’après-guerre, l’immédiateté de cadres montrant une figure humaine seule dans un décor anonyme ou dévasté. Du premier, il conserve le jeu des ombres et des lumières : une silhouette de femme se découpant sur un mur déclenchera des rémanences mortifères, une minuterie dans un escalier dévoilera sa vraie nature de tueur.
Lorre incarne ici un tueur à rebrousse-poil de celui qu’il fut pour Lang. Au visage poupin et fortement expressif du jeune acteur de 1931 ont succédé les traits creusés et le regard épuisé du vieux routard de 1951, abattu par ses échecs hollywoodiens et la misère de son pays. À travers cette figure du tueur en série, reportant pathologiquement sur des victimes anonymes la souffrance qui lui est infligée par la machinerie de la Gestapo, Lorre s’incarne en aboutissement logique de la pulsion de mort nazie. Si l’oubli et le silence vis-à-vis des crimes commis est impossible, leur juste réparation l’est tout autant : quand Rothe se venge enfin sur Hösch, un monstre en tue un autre. Coup d'essai, coup de maître au même titre que L'Espoir de Malraux ou La Nuit du chasseur de Laughton, L’Homme perdu fut sans doute le plus beau film projeté cette année à Locarno. On attend avec trépidation la redécouverte qui lui accordera sa juste place, mais que l’on ne nous fasse pas trop patienter : nous avons déjà soixante-cinq ans de retard.

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