La première partie du Festival de Locarno 2019 s'était terminée sur un constat suspendu: une déception liée au niveau relativement faible de la compétition, compensée par quelques excellents films dans des sections parallèles, et l'attente de voir dans quel sens la deuxième partie se résoudrait. Quelques jours plus tard, le constat est généralement cruel: peu de films supplémentaires se sont démarqués, la section Moving Ahead qui reprend le flambeau de Signs of Life aura été presque uniformément décevante, et la compétition a continué d'accueillir, de manière globale, des films qui en étaient indignes (léopard d'or de la médiocrité à l'infâme The Cat in the wall). Des bons échos ont accueilli Longa Noite, qui voit des acteurs jouer à voix blanche et en poses figées des dialogues retraçant l'histoire de la Guerre Civile espagnole et des années de dictature franquiste qui s'en sont ensuivies, mais des problèmes de séances concurrentes nous ont empêché de vérifier par nous-même. Un seul film se sera détaché, Mont Olympe solitaire trônant au milieu du désert, renvoyant en trois plans tous ses concurrents à l'insignifiance: le Vitalina Varela de Pedro Costa, dont le Léopard d'Or sauve le festival. Il en sera parlé plus longuement plus bas.

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Avant cela, il faut cependant mentionner O Fim do Mundo, du suisse d'origine portugaise Basil Da Cunha, qui sans atteindre des cimes a représenté un modeste triomphe de la mise en scène à l'encontre d'un scénario qui laissait présager du pire. Spira sort d'une maison de redressement et rejoint sa belle-mère dans la maison de son père absent, et ses amis dans la rue. Tous s'impatientent de leur quotidien de misère, les dissensions se font jour entre amis, et Spira rêve de s'oublier dans les bras de sa bien-aimée, mais apprend qu'elle ne l'a pas attendu pour faire un enfant. Le scénario suit les étapes obligatoires de la chronique misérabiliste, à base d'amours frustrées, de promiscuité chez les pauvres, de tensions croissantes et d'éclatement inévitable de la violence. Mais au sein de ce parcours tracé d'avance viennent s'insérer des diagonales inattendues qui permettent au film de bifurquer, de respirer, et à un portrait collectif d'émerger: les maisons du quartier sont détruites par les autorités, amenant une urgence collective à la hauteur de laquelle peinent à s'ériger les convoitises individuelles; des habitants se crêpent le chignon pour savoir s'ils ont le droit d'égayer leur soirée par de la musique alors que le quartier est en deuil. Surtout, Da Cunha résiste aux effets de manche qui auraient pu plomber son film, et privilégie dans sa mise en scène le temps partagé et le rythme des corps. L'écran large lui permet d'alterner entre plans de groupes et gros plans dont les espace vides, de part et d'autre des visages, appellent un hors-champ espace de désir ou de frustration. Le film n'échappe pas totalement à ses maladresses de construction (des tensions sexuelles lourdement annoncées entre Spira et sa belle-mère, le passage obligé par le moment de grâce offrant un espoir sur fond musical), mais réussit, sur la durée, à intéresser le spectateur au sort de ses personnages. Une victoire modeste, mais qui attise la curiosité pour la suite.

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C'est aussi de Suisse qu'est venu L'Île aux oiseaux du couple de cinéastes Maya Kosa et Sergio Da Costa, un des films les plus discrètement réjouissants du festival, projeté dans la section Cineasti del Presente. Court documentaire sur un Centre Ornithologique situé dans la campagne genevoise, le film suit le parcours d'Antonin, qui suite à une maladie non nommée mais qu'on devine être une dépression est envoyé effectuer sa réinsertion dans le centre. Il y fait son apprentissage auprès du vieil ouvrier chargé d'élever les souris destinées à nourrir les oiseaux de proie, apprend à dominer sa crainte du contact physique avec les animaux, s'ouvre aux personnalités différentes qui animent le centre, apprend à se montrer attentif aux comportements des oiseaux... Le procédé du néophyte servant de guide au spectateur est bien connu, et la question de savoir à quel point ce parcours est ici scénarisé, de où finit le documentaire et où finit la fiction, éternel problème et parfois vieux marronnier de la critique documentaire, n'est pas ici la plus pertinente. Les réalisateurs ne filment en effet ni une institution, ni une suite de processus, ni même tout à fait une galerie de portraits, même si l'ouverture aux autres et à leur présence physique et à leurs voix tisse un des fils secrets du film. Il s'agit plutôt de guider le spectateur, aux côtés d'Antonin, au fil d'un patient apprentissage de l'observation des personnages, toujours filmés frontalement, avec la plus grande simplicité: une chouette malade est diagnostiquée par étapes successives puis relâchée, les comportements des rats en cage progressivement assimilés par Antonin, qui se laisse lentement apprivoiser (au sens de rapprochement graduel que lui donne le renard du Petit Prince) par la vétérinaire et son assistante qu'il apprend à connaître. On le voit, tout est ici affaire de progressivité: d'où la grande douceur du film, dont seules se dégagent les voix tranquilles de gens au travail et les piaillements des oiseaux.
Mais si ce festival fera date, ce sera pour un seul et unique film, monument attendu et néanmoins sidérant, écrasant le reste de sa totale radicalité formelle, et dont le Léopard d'Or ne fut pas tant accueilli avec joie ou soulagement par nombre de critiques qu'avec un simple hochement de tête de confirmation, tant sa supériorité était sans conteste: le Vitalina Varela de Pedro Costa, donc, dont la récompense suprême fut doublée du Léopard pour la meilleure interprétation féminine donné à son actrice éponyme. Le film marque la nouvelle étape du projet, vieux maintenant de deux décennies, de filmer les habitants du quartier de Fontainhas, bidonville où vivent nombre d'immigrés Capverdiens au Portugal, et dont les étapes précédentes furent Ossos, Dans la chambre de Vanda, Jeunesse en marche, et Cavalo Dinheiro (qui n'eut pas le droit à une sortie française), ainsi que quelques courts-métrages marquants. Tout est affaire d'échos: Cavalo Dinheiro avait été, lui aussi, projeté en 2014 à Locarno, où il avait reçu le Prix de la mise en scène. C'était justement dans ce film, consacré comme le précédent à la figure de Ventura, vieil homme portant en lui le poids de la mémoire de l'immigration Capverdienne au Portugal et de son occultation durant la Révolution des oeillets, que Vitalina Varela avait fait sa première apparition. Elle y contait son trajet depuis le Cap-Vert pour retrouver son mari, et son arrivée trois jours après sa mort. C'est cette trame que reprend Vitalina Varela, qui en fait une la matière non plus d'un récit oral mais d'une intrigue de cinéma.
Vitalina Varela s'ouvre sur un plan montrant un chemin, la nuit, dont l'oblique barre la diagonale de l'écran. Quelques croix surplombant un mur indiquent que le chemin longe un cimetière. Du fond de la nuit émerge le reflet métallique d'une béquille, puis l'homme qui s'en s'en sert, ainsi qu'enfin ses compagnons. La première séquence les montre, un par un, rejoignant leurs logis, parcourant un dédale de rues sombres, franchissant les paliers des portes, les ouvrant, s'y engouffrant comme dans la nuit: les maisons, leur construction, les seuils structurent le film. Soudain, un plan monumental montre une femme sortant d'un avion, machine engouffrée dans les ténèbres, dont l'aile écrase tout l'espace. Elle est accueillie par un choeur de femmes tout droit issues d'une tragédie antique, figées dans une pose hiératique, statues qui la nomment en l'accueillant, lui annoncent qu'elle arrive trop tard, que son mari est mort il y a trois jours, qu'il n'y a plus rien pour elle dans ce pays, et qu'elle ferait mieux de rentrer. Alors, seulement, peut s'afficher le titre du film. Pour la première fois depuis Dans la chambre de Vanda, Pedro Costa nomme son film d'après un de ses personnages, une femme à nouveau, dont la présence, concentré de force et de colère, relance son cinéma tout entier.

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Les précédents films de Costa s'étaient attachés à la figure de Ventura et étaient construits autour de segments spatio-temporels, abandonnant presque l'idée de progression narrative pour se concentrer sur des blocs d'expérience, dont Ventura se faisait le vecteur et le porte-voix (ainsi de la lettre infiniment répétée de Jeunesse en marche). Ventura n'est pas absent de Vitalina Varela; mais il y joue un rôle autre que le sien, celui d'un prêtre vieillissant, affaibli et abandonné par ses ouailles, dont l'église est totalement désertée. Ce rôle est tout d'abord un rôle de contre-point, et c'est seulement dans la seconde moitié du film que Costa fait se rencontrer ses deux acteurs, dans ce qui se révèle un face-à-face entre deux attitudes face à la souffrance: la complainte de Ventura et la colère de Vitalina, l'abattement et la révolte. La figure de Vitalina, obligée de se construire une vie dans un pays dont elle ignore tout, hantée par la colère envers un mari qui l'a abandonnée au Cap-Vert, est la figure du retour du récit dans le cinéma de Costa; sa situation (une femme arrive dans une ville pour rejoindre son mari, qu'elle trouve mort) pourrait être celle d'un film américain de série B des années 50, et n'est pas sans rappeler celle de Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l'Ouest (pour citer un cinéaste qui ne fait sans doute pas partie des références clés de Costa). Voilà pourquoi Vitalina Varela peut sans doute prétendre à être le film le plus simple et le plus abordable de la dernière période de Costa, dont la monumentalité statuaire et l'extrême lenteur ont pu parfois sembler écrasantes.
Car Costa s'irrigue ici de récits sans abandonner ce qui a fait la radicalité esthétique de ses films depuis quinze ans, et qui fait de chaque plan de ses films un événement touchant presque à l'épiphanie. Sa caméra est basse, lui permettant d'accentuer les différences d'échelle entre personnages au premier plan et à l'arrière-plan, accordant à chaque figure humaine une dimension quasi-mythique. Ses personnages sont souvent filmés dans l'embrasure d'une porte ou l'encadrement d'une fenêtre, tentant de négocier la relation qu'ils entretiennent entre espaces intérieurs et extérieurs, et Vitalina Varela ne raconte pas autre chose que l'adaptation d'une femme à une nouvelle maison. C'est surtout le travail sur la lumière, les différentes formes de pénombre et de luminosité, qui coupe le souffle à chaque instant, et qui propose une esthétique tellement unique que deux visions du film semblent offrir deux expériences totalement opposées. Lors d'une première vision, Costa semble filmer un monde souterrain, un Hadès où règne la nuit et où seules quelques flaques de clarté parviennent à faire émerger des formes élémentaires de l'encre qui submerge tout. Une deuxième vision semble au contraire offrir une variété infinie de gradations non dans l'ombre mais dans la lumière; les objets et les personnes ne semblent plus s'extraire du noir mais émettre une luminosité intérieure, visant à accentuer la matérialité brute et concrète des objets (il suffit de lire un ou deux entretiens avec Costa pour saisir l'importance qu'il accorde à la sensation tactile de la matière chez des cinéastes tels qu'Ozu ou Straub et Huillet). Mais malgré le hiératisme, malgré la composition qui fait presque de chaque plan une vision du sacré, Costa, pour reprendre une dichotomie chère à Serge Daney, ne fait pas des images mais des plans, et Vitalina Varela, en se régénérant à la source du récit, permet de saisir ce qui fait la spécificité de son cinéma et de sa temporalité: ni un figement, ni un étirement, mais une condensation du geste dans ce qu'il a de plus pur, de plus essentiel, et de plus intense. Des films bons, certains très bons, ont été projetés à Locarno cette année, et recensés ici. Mais face à Vitalina Varela, tout le reste semble oublié.

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