La pensée de George Orwell est souvent dépolitisée dans le débat public, et récupérée comme un anathème facile pour attaquer l’un ou l’autre. Pourtant Orwell n’était ni flou ni confus. C’était un militant antifasciste révolutionnaire qui s’est battu pendant la Guerre d’Espagne et a lutté contre le franquisme avec une détermination absolue. Or, ceux qui ont hérité de ces luttes, ce sont les militants de la gauche de combat partout dans le monde. Et ceux qui incarnent, avec une constance remarquable, les comportements visés par Orwell, ce sont les chefs de file du bloc bourgeois.
Il y a, en effet, dans l’offensive contre Jean-Luc Mélenchon et les Insoumis, une indéniable perversité qui rappelle le régime fictif de l’Angsoc en Océania, et la novlangue qui y est en usage. Cette dernière, dans l’univers d’Orwell, a pour but de tuer la pensée. L’auteur en lutte s’inscrivait dans l’école d’Edward Sapir et de Benjamin Whorf, exemplifiant par la fiction l’idée qu’un déterminisme linguistique forge les pensées collectives et qu’on ne peut pas penser ce qu’on ne peut exprimer. Or ce que tentent de faire les dirigeants fictifs d’Océania chez Orwell, c’est précisément ce que font subir les représentants de la Macronie non seulement à Jean-Luc Mélenchon mais au camp de la paix en général, depuis des mois.
On se souvient du délire collectif qui s’était déchaîné contre Mathilde Panot quand elle avait qualifié Elisabeth Borne de « rescapée » des élections législatives. Pourtant le propos était aussi logique qu’irréfutable : après des élections dont le résultat fut une catastrophe pour le pouvoir en place, le fait de maintenir Elisabeth Borne faisait d’elle une « rescapée » politique, sans que cela ait le moindre rapport avec son histoire familiale, que beaucoup ignoraient. Mais, avec un cynisme sidérant, l’appareil politico médiatique dominant s’était déchaîné pour créer une polémique sur du vide.
Le même mécanisme s'est enclenché, en pire, s’agissant de Yaël Braun-Pivet, quand la présidente de notre Assemblée nationale, s’est rendu en Israël et a été encadrée, escortée, par des soldats israéliens. La nature de cette armée, criminelle, génocidaire, d’occupation, d’apartheid, n’a pas empêché Yaël Braun-Pivet de dire son soutien « inconditionnel » à Israël. Ces faits n’ont, évidemment, absolument rien à voir avec son ascendance dont tout le monde se fiche éperdument.
C’est en sa qualité de troisième personnage de l’Etat qu’elle se rendait en Israël, et c’est en cette qualité seulement qu’elle a été fustigée. C’est à cause de sa fonction que Mélenchon, après une manifestation pour la paix, a tweeté : « voici la France. Pendant ce temps Madame Braun-Pivet campe à Tel Aviv pour encourager le massacre. Pas au nom du peuple français ! ». Est-il besoin de dire que ce mot de « camper » est parfaitement anodin, que la polémique est dénuée de tout sens ? Que n’auraient-ils pas dit si Jean-Luc Mélenchon avait fustigé son « déplacement » en Israël ? Et si Jean-Luc Mélenchon avait critiqué son manque total d’humanité, aurait-on dit qu’il visait par là sa judaïté, qu’il dirait non-humaine ? Avec suffisamment d’imagination perverse, il n’est pas un mot qu’on ne puisse tordre de la manière la plus délirante, et c’est bien là le seul art de la Macronie.
Ce procédé est donc dénué de tout ancrage dans la réalité. Et il est orwellien pour la raison suivante : en tentant de faire équivaloir toute pensée critique de la position dominante occidentale sur Israël à de l'antisémitisme par les moyens les plus absurdes, on vise en fait à tuer l’idée même qu’une autre position soit possible. On vise à éteindre dans la pensée commune le fait qu’il existe un peuple palestinien formé d’êtres humains ayant en tant que tels quelques droits naturels élémentaires, comme celui de vivre. Tout comme Winston n’a plus les mots pour vomir l’Angsoc, on voudrait nous ôter la capacité de formuler le rejet du colonialisme israélien.
C'est singulier, car il suffit de parcourir n’importe quel journal sur une année pour constater que tous les pays qui attentent aux droits de l’homme reçoivent leur lot de critique, quelles qu’y soient les ethnies et religions majoritaires. L’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Afghanistan, et tant d’autres, sont régulièrement pointés du doigt, pour ce qui est des pays musulmans. Il ne viendrait cependant à l’idée de personne d’accuser ceux qui se formalisent de l’affaire Kashogi de le faire par racisme anti-arabe, ou par islamophobie. De la même manière, alors que la Russie de Poutine est mise sur le banc des accusés pour l’invasion de l’Ukraine, qui ira dire que les critiques occidentales sont formulées sous l’empire d’une orthodoxophobie rampante ?
Mais s’agissant d’Israël, le droit de porter un jugement sur des actes commis cesse d’exister. Sous prétexte que ce pays se définit comme un état juif, les circonstances matérielles objectives n’auraient plus d’importance, et l’objet même des critiques disparaitrait. Comme si, quand on condamnait un criminel, on devait avoir des circonstances atténuantes ou aggravantes en fonction de sa culture ou de sa religion. Même à prendre l’antisionisme dans son sens le plus radical, il ne s’est agi que de se positionner contre l’existence de l’Etat d’Israël. Or, chacun a le droit d’estimer que c’est une très mauvaise idée que de créer ex-nihilo un pays sur un territoire sous mandat colonial, au détriment et contre des populations qui n’ont rien demandé, que l’état en question soit peuplé de juifs, d’hindous ou de martiens.
Plus personne ne peut sérieusement adhérer à cet antisionisme originel dans la pratique : l’Etat d’Israël existe, plusieurs générations y cohabitent, et il ne peut s’agir d’expulser en masse les populations juives d’un territoire qui est devenu le leur. Les fondements historiques de l’antisionisme cependant demeurent d’actualité et amènent à considérer d’un œil critique les origines de ce qui est un état compradore, comme le relevait Pierre Lambert avec sagacité. C’est-à-dire, un pays colonie qui, lui-même, colonise.
Dans le cas d’Israël nous avions et avons toujours affaire à une colonie occidentale en terres palestiniennes, qui, par ailleurs, mène une politique active d’apartheid, de colonisation, et, désormais, de génocide. Dans tout cela, on ne s’intéresse en rien à la religion des uns et des autres ou à leurs origines. Il est question d’une chose : les actes commis. Que l’on remplace les personnes impliquées par d’autres, de n’importe quelle religion, de n’importe quelle origine, et les faits resteraient analysés exactement de la même manière. Bien sûr, ceux qui nous diffament, nous autres Insoumis, le savent. On comprend en fait que pour eux le racisme et l’antisémitisme restent des objets virtuels, déconnectés de toute réalité, qu’on peut agiter à son gré et sans conséquence pour faire taire les gêneurs.
C’est particulièrement révoltant alors que 327 actes antisémites ont été commis en France dans les dix jours qui ont suivi l’attaque du Hamas, et 436 actes pour l'année 2022. Contrairement à Yaël Braun-Pivet face à Jean-Luc Mélenchon, il existe des vraies victimes d’actes antisémites, souffrant de vrais traumatismes, victimes de vraies agressions, que le gouvernement est impuissant à prévenir. Faut-il donc que ces gens soient impudents pour instrumentaliser à ce point des situations aussi graves.
Ce narratif à la fois immoral et absurde est largement repris par des médias qui épuisent toute leur énergie à chercher de nouvelles manières de salir Jean-Luc, la France Insoumise et la gauche. Le Point, par exemple, dans un article du 24 octobre, qui feint de se demander si Mélenchon s’est sciemment mis « dans la zone grise ». Entérinant de fait l'idée qu’il existe une zone grise, là où il n’y a que polémique imaginaire sur prétextes fallacieux.
Le JDD qui, le même jour, rapporte avec délice que l’immonde Jérôme Bourbon, de la publication antisémite et nazillonne Rivarol, s’est fendu d’un soutien à Jean-Luc Mélenchon, sans jamais avoir un mot pour dire que, évidemment, la France Insoumise et sa figure la plus emblématique n’ont rien à voir ni de près ni de loin avec un média fasciste et les propos qui y sont tenus. Que dire encore du perfide article du Parisien qui se demande si ce n’était pas « la polémique de trop » pour Jean-Luc Mélenchon, alors même que cette polémique n’existe que parce que les médias l’ont créé ! Et, quant à BFM TV, la chaîne relaie Philippe Lelouche quand il s’exclame « Jean-Luc Mélenchon est un antisémite », qualifiant cette diffamation puante de « coup de gueule ».
Nous vivons donc dans un monde où les petits télégraphistes du Ministère de la Vérité macronien inventent des polémiques adossées au néant, reprises par les télécrans des médias dominants, qui donnent corps à ce délire accusatoire. Mais qu’ils ne s’illusionnent pas, Jean-Luc Mélenchon n’est pas un pauvre Wilson Smith falot qu’on peut agiter dans tous sens, et les insoumis qui le soutiennent dans la tempête encore moins. Le problème n’est pas qu’ils puissent avoir la peau de la gauche de combat avec leur venin, car celle-ci en a vu d’autres.
Le problème fondamental c’est que leur discours est susceptible de produire de graves effets pervers. Si les plus hauts responsables de l’Etat ne cessent de constamment lier les crimes atroces de l’Etat d’Israël au judaïsme, ne cessent de dire que s’insurger contre les génocides c’est s’insurger contre les juifs, quelle impression cela donne-t-il sinon qu’il y aurait une pensée intrinsèquement criminelle chez les juifs ? Quel effet cela a-t-il sinon alimenter le buisines sordide des antisémites comme Soral et compagnie ? Pensent-ils une seconde, ces éminents stratèges du prétexte antisémite, au mal qu’ils font à nos concitoyens juifs en voulant les lier solidairement à Israël et à ses pires abjections ?
Rappelons-le encore une fois : Israël est une nation étrangère. Les Français juifs sont français. Ils n’ont aucun lien, aucune implication, aucune responsabilité, dans la politique criminelle de l’Etat d’Israël, pas plus que les musulmans ne sont responsables des crimes perpétrés soi-disant en leur nom ça et là dans le monde. N'en reste pas moins que la politique d'Israël est insoutenable et salit quiconque la soutient, n'en reste pas moins que quiconque a l'honneur de représenter la France doit agir contre l'indicible au lieu de s'en faire le complice.
L'affirmation de ces vérités fait l'honneur de la France Insoumise, qui ne peut qu'être fière d'être en proie à la détestation de ceux qui ont abdiqué du leur.