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Billet de blog 17 juin 2025

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Le peuple iranien pris en tenaille entre missiles et répression

À la suite des attaques récentes d'Israël, des récits ont émergé depuis les hôpitaux iraniens, révélant une opacité extrême, des transferts suspects de munitions vers des lieux civils et une pression insupportable sur les soignants. Alors que Téhéran ne peut être évacuée, la population reste prisonnière entre deux feux : la répression du régime et les attaques étrangères.

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Interview exclusive – Nazila Maroofian

Récits venus des ténèbres : infirmiers, civils, et le silence mortel

Téhéran – Kermanshah | Juin 2025

Dans le silence pesant des médias officiels, des récits non officiels en provenance des hôpitaux et de la population dévoilent une réalité terrifiante en Iran ces derniers jours. Des récits empreints de peur, d'épuisement, de chagrin et de désespoir ; des images dissimulées aux caméras officielles.

Kermânchâh : des voix étouffées sous les décombres, la fumée et la mort

Une infirmière de l’hôpital Farabi de Kermânchâh, ayant requis l’anonymat pour des raisons de sécurité, a livré ce témoignage bouleversant sur les heures ayant suivi les récentes attaques dans cette ville :

« À Kermanshah, les corps et les blessés ont surtout été acheminés vers l’hôpital militaire. Les allées et venues étaient étonnamment discrètes et contrôlées. L’hôpital Farabi, pourtant l’un des plus proches du lieu de l’explosion, n’a subi curieusement aucun dommage. Aucun membre du personnel n’a été blessé. »

Interrogée sur les entrepôts militaires et la possible utilisation d’infrastructures civiles à des fins militaires, elle précise :

« Les entrepôts se trouvaient généralement derrière les hôpitaux Bistoun ou Imam Reza. Il y avait toujours des dépôts de munitions à cet endroit. Mais aujourd’hui, c’est différent : les lance-missiles et les munitions sont déplacés en permanence. Par exemple, j’ai vu de mes propres yeux, la veille de l’attaque, des lance-missiles transférés de Diselabad vers Farabi. Et c’est précisément là qu’ils ont frappé. »

Ce témoignage relance une fois de plus la question de l’utilisation d’infrastructures publiques comme boucliers humains par le gouvernement.

« Concernant les victimes civiles, on nous a dit qu’au moins six ou sept personnes étaient mortes : des gardiens d’entrepôts et de garages à Diselabad ou des ouvriers du coin. Mais les pertes militaires sont bien plus importantes : les estimations dépassent les 150 morts. Beaucoup étaient méconnaissables, les décomptes se sont faits à partir des crânes. »

« Tout est flou. Il n’y a aucune information d’autres régions. Juste un silence pesant et inquiétant. »

Elle conclut, envahie par une peur profonde et le sentiment de vivre entre deux feux :

« Nous, les gens de ma génération, on a quarante ans… et quarante années de captivité. Quand un des “haut placés” meurt, je pleure… mais au fond, une partie de moi est soulagée. Pourtant, la peur domine. Et si ceux-là tombent, qui les remplacera ? Avant les attaques, on vivait déjà dans le feu. Maintenant aussi. Y a-t-il une issue, un espoir ? »

Téhéran : les soignants invisibles

À Téhéran, une infirmière de l’hôpital Labafi-Nejad témoigne de la situation du personnel médical :

« Nous travaillons en rotation. Aucun blessé grave n’a encore été transféré ici, mais des blessés légers sont arrivés à Tajrish et ont été soignés puis renvoyés. »

Mais les conditions de travail dépassent les limites humaines :

« J’ai enchaîné trois gardes de 24 heures, soit 72 heures sans interruption. Ensuite, on n’a droit qu’à 12 heures de repos avant de reprendre. Il m’est arrivé de faire cinq gardes d’affilée, c’est-à-dire 120 heures à l’hôpital. Notre voix n’a jamais été entendue. Pourtant, on a toujours été là, aux côtés du peuple. »

Selon des rapports, dans certains centres comme l’Hôpital du Cœur de Téhéran ou celui de Hormozgan, toutes les permissions ont été annulées. Un soignant de Hormozgan confie :

« On nous a ordonnés de ne plus accepter aucun patient. L’hôpital doit être libéré pour les blessés de guerre. On est tous en astreinte. Même pas un jour de repos. »

Une autre infirmière de Hamedan témoigne :

« Tous les jours de congé et de permissions que nous avions posées ont été annulés. On nous a même interdit de sortir de la province de Hamedan. On se souvient du personnel soignant seulement dans les moments de misère, de guerre, de crise et de catastrophe ! Un personnel soignant dont les honoraires, les primes et les heures supplémentaires n’étaient même pas payés jusqu’au mois dernier ! Et ce n’est toujours pas le cas, d’ailleurs. Nos droits ont tous été détournés par ce gouvernement voleur. Il y a une limite à ce qu’on peut accepter en termes d’injustice et d’oppression. »

Une autre de Téhéran s’indigne : 

« Si seulement un jour la guerre prenait fin, et que la République islamique ne soit plus qu’un souvenir amer... Si seulement ceux qui sont partis pouvaient retrouver les bras de leur famille, le sourire de leur mère, ou même simplement rester vivants pour toujours dans notre mémoire. Nous ne les oublierons jamais. »

Une société sans refuge dans une ville qu’on ne peut fuir

Aucune statistique officielle reflétant la réalité de la situation sur les victimes civiles n’a été publiée. Les témoins rapportent que les voies de sortie de Téhéran ont été fermées à certaines heures. Un embouteillage monstrueux empêche les gens de quitter la capitale.  De nombreux barrages ont été installés sur l’ensemble des routes pour contrôler les véhicules, ce qui ralentit considérablement le trafic déjà intense. 

Le manque d’essence a rendu toute fuite impossible pour beaucoup. Les stations d’essence ne délivrent pas plus de 15 litres d’essence par véhicule après des heures d’attente.

Le système bancaire de certaines banques dont "Melli" ou "Sepah" lié aux gardiens de la révolution ne fonctionne plus. Ce qui met en grande difficulté la population pour retirer de l’argent ou pour régler ses achats.

Les Iraniens se retrouvent ainsi prisonniers de trois cercles implacables :

  1. Le pouvoir répressif intérieur, qui les enferme dans l’étau de ses appareils sécuritaires ;
  2. La menace extérieure, qui sous couvert de frapper des cibles militaires, met en péril les zones civiles ;
  3. Et le silence de la communauté internationale, qui observe sans agir.

Densité urbaine et illusion d’évacuation

Avec plus de 9 millions d’habitants dans la ville de Téhéran et 15 millions dans l’agglomération, la capitale iranienne est l’une des zones les plus denses du Moyen-Orient. Évacuer ne serait-ce qu’un dixième de cette population exigerait des semaines de préparation, d’abris, de logements et de logistique or rien de tout cela n’existe.

Infrastructures militaires au cœur des quartiers

La République islamique a, au fil des décennies, implanté ses structures militaires, de renseignement et de stockage d’armes au cœur de quartiers résidentiels ou de bâtiments apparemment civils. Une disposition pensée non seulement pour le camouflage, mais pour utiliser les civils comme boucliers humains en cas de crise.

Guerre “juste” ou violence aveugle ?

Alors que les responsables israéliens prétendent viser des « cibles militaires et gouvernementales », la réalité sur le terrain montre que, dans un contexte dans lequel la frontière entre cibles militaires et zones civiles n’existe plus, c’est une forme de punition collective et de violence aveugle qui frappe. Le peuple iranien n’a choisi ni ce régime, ni ses politiques sécuritaires, ni cette terrible guerre.

Un peuple pris entre deux feux

Les Iraniens sont écrasés depuis des années entre une dictature intérieure et des menaces extérieures. Aujourd’hui, d’une part, leur voix est étouffée dans leur propre pays, et d’autre part, ils ne sont plus distingués de leur régime coupable de décennies de chaos, ils deviennent des cibles directes.

Les questions demeurent :

Peut-on encore parler de sécurité, quand son propre toit devient une cible et un bouclier malgré elle ?

Avec quels moyens, quels recours, quelle protection fuir une ville cernée, vers quel refuge inexistant ?

Comment survivre, quand rester est mortel et partir est impossible ?

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