Stop the boats
Les migrants anglais sous-traités au Rwanda
Tout commence et tout finit il y a un an, le 14 juin 2022.
Ce qui devait être le début d'une longue histoire d'amour entre l'Angleterre et le Rwanda tourne court.
L'avion d'une compagnie privée espagnole qui devait "re-localiser" les premiers migrants à Kigali
reste cloué au sol. Initialement, ils devaient être 130 hommes - Irakiens, Syriens, Albanais et
Iraniens - à rejoindre la capitale de ce petit pays d'Afrique, situé à 6 400 kilomètres de Londres. Mais
après de nombreux recours juridiques, il ne restait plus que 7 célibataires dans l'avion. Finalement, la
décision de la Cour européenne des Droits de l'homme tombe : le vol est annulé.
Cette déportation par les airs devait être l'aboutissement d'un deal signé en grande pompe, en avril
2022, entre la ministre de l'intérieur anglaise d'alors, la très droitière Priti Patel, et Vincent Biruta, le
ministre des affaires étrangères rwandais. Londres avait, ce printemps-là, signé un chèque de 145
millions d'euros pour que le régime de Paul Kagame, autocrate au pouvoir depuis 23 ans, prenne en
charge tous les migrants interceptés aux portes du Royaume-uni.
Pourquoi le Rwanda ?
Priti Patel avait passé de nombreux coups de fil pour essayer de trouver un pays-prison capable,
contre rémunération, de prendre ses immigrés. Gibraltar, le Ghana et l'Albanie, tous avaient refusé.
Mais le Rwanda offrait plusieurs avantages. D'abord, ce pays a de l'expérience en la matière. Entre
2014 et 2017, un accord secret avait permis à Israël d'exfiltrer près de 4 000 réfugiés Noirs - venus
d'Erythrée, du Soudan et d'Ethiopie - vers le Rwanda. Mais à l'époque, les autorités rwandaises se
contentaient de déposer les réfugiés à la frontière ougandaise, en leur disant "Bon vent". Priti Patel
s'est sans doute dit qu'en signant un contrat officiel, avec une grosse somme à la clef, son opération
à elle serait plus sérieuse.
Et de fait, le Rwanda a beaucoup à gagner dans cette affaire. Outre l'argent (70% du budget rwandais
provient de l'aide internationale) l'indéboulonnable Paul Kagame devient l'allié d'un membre
permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui ne manquera pas de le défendre en cas de
condamnation internationale. Historiquement colonie allemande puis belge, le Rwanda francophone a
rejoint le Commonwealth en 2009, et fait de l'anglais sa langue officielle.
D'où vient l'idée ?
Sans remonter à Hitler qui avait un temps envisagé d'envoyer tous les Juifs à Madagascar, des
accords pour retenir des réfugiés dans un territoire-prison est un grand classique aujourd'hui. L'Italie
l'a toujours fait avec la Libye. Depuis 2016, l'Union Européenne a payé des milliards d'euros à la
Turquie pour qu'elle enferme les réfugiés, majoritairement Afghans et Syriens, chez elle, et qu'ils
n'atteignent pas les îles grecques européennes. Sur la période 2021-2023, le budget européen antimigrants
versé à la Turquie est passé à 2 milliards par an. L'Espagne a également un deal avec le
Maroc. Mais la référence absolue pour les conservateurs anglais, c'est l'Australie. Depuis 2012, ce
pays du Commonwealth parque ses migrants sur 2 îles prisons, Manu et Nauru, dans l'indifférence
quasi générale. L'idée étant de bloquer les demandeurs d'asile, puis de les renvoyer chez eux, ou du
moins ailleurs qu'en Australie. En 2022, le pays s'est débarrassé de Scott Morrison, le premier
ministre, raciste et corrompu, à l'origine de ces bagnes, mais le système perdure sur l'île de Nauru.
Stop the boats 2023
En Angleterre aussi, l'idée de relocaliser les migrants a survécu à un changement de régime. On
pensait que cette lubie coûteuse et inhumaine était temporairement sortie du chapeau d'un Boris
Johnson en fin de parcours, toujours apte à faire diversion et à flatter ses électeurs nationalistes et
racistes. Mais deux politiciens, tous deux d'origine indienne (comme Priti Patel) ont fièrement repris le
flambeau. En mars 2023, Rishi Sunak, le remplaçant de Boris Johnson, a lancé l'opération Stop the
boats (un slogan intégralement piqué à l'Australien Scott Morrison) face à la montée du nombre
d'embarcations de fortune qui traversent la Manche. 8 400 bateaux en 2020, 28 000 en 2021 et 45
000 en 2022. (On notera que tous ces Zodiac et autres barques partent de France, mais que c'est un
sujet dont on ne parle jamais chez nous.) En ce même mois de mars 2023, Suella Braverman,
remplaçante de Priti Patel comme ministre de l'intérieur, fait un voyage très médiatisé à Kigali (où elle
n'avait convié que des médias conservateurs et d'extrême-droite). Braverman laisse tomber l'idée de
Priti Patel de loger les migrants expulsés au Hope Hostel, un établissement dont les 50 chambres
avaient jusqu'alors hébergé des orphelins du génocide rwandais de 1994. Pour 2023, la nouvelle
ministre de l'intérieur voit les choses en grand, et lance le projet immobilier Gahanga, dans la
banlieue de Kigali : la construction de 528 logements, sous forme d'immeubles à un étage, dotés d'un
très grand confort selon les critères rwandais, voire même londoniens, puisque Suella Braverman n'a
pu s'empêcher de faire une petite blague, à la Valérie Pécresse : "Vous me donnerez les
coordonnées de votre décorateur d'intérieur. Il pourrait faire des merveilles chez moi".
A Kigali, la première flic d'Angleterre a aussi rencontré la logistique humaine de l'opération Stop the
boats (plutôt Start the planes, dans le cas présent). On notera l'ironie de voir cette enthousiaste petite
armée de jeunes employés rwandais, coiffés d'une belle casquette bleue, qui devront s'occuper des
réfugiés venus de Grande-Bretagne. Des Noirs qui gèrent le statut d'exilés blancs, voilà qui est inédit.
A Londres comme ailleurs, les politiques migratoires se font à base de chiffres. Des nombres semiimaginaires,
difficilement vérifiables et qui englobent tout. Par exemple, en intégrant les étudiants
étrangers, qui restent rarement plus d'un an en Angleterre, vu les coûts hallucinants d'un logement
dans une ville comme Londres. Ou encore, en comptant les réfugiés d'Ukraine et de Hong Kong, dont
l'accueil est pourtant organisé par le gouvernement britannique. La dernière marotte chiffrée de
Suella Braverman, c'est 3 000 réfugiés déportés (3 163 pour être exact) chaque mois, à partir de
janvier 2024. Bref, un nouvel effet d'annonce, aussi lointain qu'irréaliste.
Est-ce légal pour Londres et justifiable pour Kigali ?
C'est tout le problème de Downing Street. Le non-respect des droits de l'homme avait entraîné
l'annulation du premier vol, l'an dernier. Depuis, en décembre 2022, la Haute Cour de Londres a
déclaré que cette expulsion de migrants était légale. Une validation définitive par la justice anglaise,
qui permettrait de relancer les charters vers Kigali à l'automne 2023, selon Rishi Sunak.
Reste à convaincre l'opinion public de gauche (d'où l'accent mis sur les bonnes conditions d'accueil)
et l'Union Européenne, avec laquelle Londres reste liée par de nombreux accords, malgré le Brexit.
Cela dit, on l'a vu, des deals internationaux assez proches - plus ou moins secrets - on été passés
par d'importants pays européens.
Londres met l'accent sur la destruction des passeurs, ces parasites qui gagnent des fortunes sur la
misère des autres. Mais il est évident que l'objectif premier, c'est la dissuasion. Pourrir la vie des
réfugiés (cf. les tentes déchirées par la police à Calais) pour qu'ils préviennent famille et amis que
l'Angleterre (et la France) sont des territoires à fuir.
De fait, l'élément-clef de la déportation c'est que tout migrant envoyé à Kigali n'aura plus jamais le
droit de revenir en Angleterre. D'où l'importance d'un logement luxueux et d'une certaine liberté de
mouvement. Londres donnant (en plus des 145 millions d'euros) 12 000 livres sterling par expulsé,
pour ses études, sa santé et autres frais. Le réfugié pourra quitter le Rwanda (si un autre pays
l'accepte) mais la Grande-Bretagne restera toujours hors-limite.
Outre les avantages économiques et diplomatiques évoqués plus haut, les 2 porte-parole du
gouvernement rwandais ne ménagent pas leur peine pour chanter les louanges de cette solution.
Ainsi, l'un d'eux, Alain Mukuralinda, déclarait dans un débat sur la chaîne France 24, le jour du vol
annulé vers Kigali, que le Rwanda - contrairement aux droits de l'hommistes geignards et
impuissants - tentait, lui, quelque chose pour enrayer la tragédie des exilés… oubliant un peu vite que
les réfugiés - prochainement logés à Kigali - qui arrivent, épuisés et meurtris, sur les côtes anglaises
ont déjà traversé l'enfer de la Libye, de la Méditerranée ou des Balkans.
De plus, il reste une lourde ambiguïté sur la population exfiltrée d'Angleterre. Comme dans toute
déportation de masse, le problème c'est les femmes et les enfants. Le vol de juin 2022 était, on l'a vu,
réservé aux "Arabes" célibataires. Mais Rishi Sunak reconnaît lui-même qu'il va créer un juteux
marché pour les passeurs, en ouvrant la Grande-Bretagne aux femmes et aux enfants d'abord. Une
population que les conservateurs n'ont, aujourd'hui, plus du tout envie d'accueillir dans les hôtels-prisons
situés aux 4 coins du royaume. On imagine donc que les futurs lotissements de Gahanga, si
"joliment décorés", selon Suella Braverman, ne resteront pas longtemps réservés aux hommes
célibataires.
Bientôt en France ?
Outre que Darmanin a bien assez à faire avec la gauche-verte-Molotov, il est peu probable qu'un
pays qui se souvient encore des déportations de masse, par trains, tente une telle mesure, avec, par
exemple, une ex-colonie française. Par ailleurs, le gouvernement Macron préfère durcir les règles
actuelles, plutôt que de proposer une nouvelle "solution" scandaleuse, qui jetterait une lumière crue
sur sa propre (non-) gestion des migrants à Calais.
Toutefois, on sait que les principes de non-refoulement ou d'aide à personne en danger sont
régulièrement bafoués par les autorités françaises. C'est la technique du push-back, à la frontière
franco-italienne ou en mer Méditerranée. Mais cela reste plus ou moins discret, loin d'une nouvelle loi
officielle de déportation massive et systématique… qui n'interviendra qu'après l'élection de Marine
Lepen (ou sa nièce) en 2027 ?
Encore que l'on aurait tort de réduire les concepts de sous-traitance internationale et d'externalisation
des demandeurs d'asile à un débat gauche versus (extrême) droite. En septembre 2022, le
gouvernement socialiste du Danemark a signé un deal de re-localisation de ses migrants avec… le
Rwanda.