J’étais son « aventurière ». À chaque départ ou retour de reportage, il me partageait sa joie et son admiration, et me disait de faire attention : « Sois prudente stp, ne fais pas l’Algérienne », me taquinait-il lorsque je m’envolais pour couvrir l’opération « Wuambushu » à Mayotte. Il était tellement attentionné qu’il ne pensait qu’aux autres. Comment vivre sans lui ?
Abdelkader Dahou, celui que je surnommais « Kadou », n’est plus. Il faut désormais l’évoquer au passé, je n’arrive pas à m’y résoudre. J'entends encore sa voix et ses éclats de rire me hantent. Il nous a quittés à l’âge de 40 ans, dans la nuit de jeudi 12 à vendredi 13 décembre, le corps meurtri par ses blessures.
Il avait été percuté par une voiture trois jours plus tôt sur le pont reliant Saint-Denis à l’Île-Saint-Denis (une enquête judiciaire est en cours), le territoire qui l’a vu grandir et devenir l’homme qu’il était. Un territoire qu’il aimait et qui l’aimait tant en retour.

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Il suffisait de voir les silhouettes défiler à l’hôpital Beaujon, à Clichy, de mardi à jeudi soir, pour comprendre à quel point cette figure emblématique de l’Île-Saint-Denis a marqué les esprits. Le personnel hospitalier a eu beau hausser le ton, et même menacer d’appeler la police tant le nombre maximal de visiteurs avait largement été dépassé, rien n’empêchait ses proches, amis ou connaissances d’aller lui dire au revoir.
« T’es venue à vélo ? », m’a-t-il demandé mercredi, alors qu’il était conscient et qu’un masque l’aidait à respirer. Il a ri lorsque je lui ai dit que j’avais tout plaqué pour venir le voir, « juste pour ses beaux yeux ». « Une semaine et c’est reparti », a-t-il présumé. Y croyait-il vraiment ? Ou avait-il conscience que cette fois-ci, la situation était beaucoup plus critique ?
Un battant
Kadou a échappé plusieurs fois à la mort. À chaque fois, il s’est battu, soutenu par ses amis et sa famille. Je crois que la semaine dernière, tout le monde y a cru. « T’es un battant, accroche-toi », lui ont susurré plusieurs personnes à l’oreille. Mais sa sœur Mounia m’a dit plusieurs fois, pleine de désespoir, qu’elle sentait que c’était différent cette fois. Il s’est battu jusqu’au bout, dans sa chambre d’hôpital, au service réanimation.
Le sourire toujours aux lèvres, c’était le genre à saluer tout le monde sur son passage lorsqu’il déambulait en fauteuil roulant, à rechercher le confort des autres avant le sien, et surtout à écouter celles et ceux qui avaient besoin de se confier pour aller mieux. Lui ne se plaignait jamais, malgré toutes ses souffrances et ses galères.
Des lunettes rectangulaires sur une bonne bouille, il aimait porter une casquette - ou un chapeau parfois -, surtout quand il n’était pas coiffé. Lorsqu’il était gêné, il appuyait frénétiquement sur la commande de son fauteuil, laissant échapper des « BIP », « BIIIIP », « BIP » inattendus. Il adorait faire le beau et surélever son siège au moment de prendre une photo.

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Je ne l’aurais jamais connu sans mon métier de journaliste, à l’occasion d’un reportage consacré aux relations amoureuses des personnes en situation de handicap, publié sur Streetpress lorsque j’étais pigiste. Dès que j’ai croisé son regard, j’ai compris qu’il ne me quitterait plus. Il m’a vue grandir depuis, rejoindre la rédaction de Mediapart et m’épanouir dans ma rubrique ; et je l’ai vu rejoindre la majorité municipale de sa commune pour y devenir délégué à la jeunesse.
À ses côtés, j’ai découvert la maladie des os de verre, une maladie génétique peu connue (caractérisée par une faible masse osseuse et une fragilité excessive des os), qui a valu à sa mère d’être accusée de maltraitance alors qu’il était encore bébé car les médecins n’avaient pas compris, à l’époque, d’où venaient ses fractures.
Les galères du handicap en France
J’ai également découvert le regard des autres, souvent incontrôlé, parfois insistant ; en particulier celui des enfants, sur un homme pouvant paraître « différent », et qui répondait par un sourire ou un « bonjour » bienveillant, effaçant ainsi toute peur irrationnelle ou préjugés sans jamais s’en offusquer. Il rêvait de se marier, mais regrettait que certains lui disent qu’il lui fallait une femme handicapée, « comme lui ». Il voulait juste une vie « normale ».
J’ai découvert les galères du handicap et de l’accessibilité, l’importance de vérifier si tel resto ou tel bar dispose d’une rampe pour les personnes à mobilité réduite (PMR), de vérifier si l’ascenseur de telle gare RER n’est pas en panne, et si un agent de la RATP ou de la SNCF est bien présent pour lui permettre de monter à bord d’un train. Combien de fois Kadou a-t-il dû prendre sa propre rampe pour assurer ses sorties, parce qu’il savait que les agents ne seraient pas là ?
Dans ces cas-là, il fallait que ses amis, ou d’illustres inconnus dans la rame, acceptent de lui placer la rampe entre le quai et le train, avec la complicité du conducteur qui tardait à refermer les portes pour lui laisser le temps de monter ou de descendre. C’était interdit, me disait-il, pour une question de sécurité. Mais c’était le prix à payer pour avoir une vie sociale.

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Durant des années, Kadou a dû emprunter le RER B jusqu’à la Plaine-Stade de France, puis rouler plus de trois kilomètres pour rentrer chez lui, simplement parce que la gare de Saint-Denis n’était pas accessible aux PMR. Quant aux taxis mis en place par la région, il fallait soit réserver des semaines à l’avance, soit ces derniers pouvaient annuler le trajet à la dernière minute, ruinant les plans des intéressés : depuis des années, Abdelkader avait abandonné l’idée d’en bénéficier.
Ensemble, on a vadrouillé dans Paris ou à Saint-Denis, lui à bord de son fauteuil, moi de mon vélo… Lorsque je n’avais pas ma bécane, il me charriait à l’arrière de son fauteuil, où je prenais place debout, et il accélérait, le regard malicieux, lorsque je lui disais d’« appuyer sur le champignon ». Je me transformais alors en vraie gamine.
On a fait rire les passants, on a fait des rencontres improbables, comme ce jeune couple dont le monsieur arrondissait ses fins de mois en récupérant les vélos en libre-service dans la capitale pour en recharger les batteries la nuit ; ou encore « Mimi et Lulu », deux jumelles retraitées alors âgées de 92 ans, avec qui on a partagé le thé - et des fous rires - en 2018.

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À de nombreuses reprises, j’ai eu le sentiment qu’il connaissait le monde entier et que le monde entier le connaissait. Il nous suffisait de rouler quelques dizaines de mètres pour qu’il salue, l’air de rien, quelqu’un qui venait de croiser sa route.
En mars 2020, je lui ai proposé de m’accompagner à la soirée des 12 ans de Mediapart. À l’entrée de la Marbrerie à Montreuil, c’est finalement lui qui nous a fait entrer comme des VIP : l’agent de sécurité le connaissait, il l’avait déjà croisé à Saint-Denis. Il nous a déroulé le tapis rouge.
Une famille dévouée
Pour lui comme pour beaucoup d’autres personnes vulnérables, le Covid a été terrible. Kadou n’est plus sorti du jour au lendemain et sa vie sociale lui a cruellement manqué. Je me souviens que je n’osais pas aller le voir de peur de lui apporter le virus à domicile. Il a mis des années à s’en remettre.

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Sa sœur m’a prévenue le soir de l’accident, et plus tard, je demandais des nouvelles à Kadou directement… Jusqu’à ce que sa situation ne se dégrade mardi après-midi, au point qu’il soit pris en charge par le Samu puis plongé dans le coma par les médecins à Beaujon.
Sa mère était toute sa vie. Il voulait lui offrir le meilleur, l’emmener au marché de Noël à Strasbourg, Colmar ou Bruxelles, hésitait-il en novembre. Elle ne l’a pas lâché, tout comme sa sœur Mounia, et est restée à ses côtés jusqu’au bout, multipliant les invocations pour demander à Dieu de le sauver. Ce dernier a fini par le rappeler à lui, le libérant de ses souffrances. Il lui ouvrira sans aucun doute les portes du paradis.
« Merci pour ton sourire. Garde-le toujours », me disait-il récemment. Voilà que je parle de lui au passé. Comment vivre sans lui ? Je ne cesse de me poser la question depuis vendredi dernier, et je me plonge, encore et encore, dans nos souvenirs communs grâce aux photos qui ont immortalisé les merveilleux moments passés ensemble.
La réponse est sans doute dans la question, et sans doute aussi dans l’avenir : je vivrai avec lui, avec son souvenir, sa force et son humilité. Je remercie Dieu d’avoir mis un être extraordinaire sur mon chemin, et je te remercie, mon Kadou, d’avoir apporté autant de lumière dans nos vies.