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Billet de blog 16 août 2023

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En Palestine avec ISM : le quotidien de la violence

[02/08-10/08] Cela fait à peine quelques jours que je suis partie en Palestine avec l'International Solidarity Movement, mais les expériences vécues en Cisjordanie sont si denses que j'ai déjà l'impression d'y avoir vécu un mois. Récit de ma deuxième semaine.

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Ici, le rythme est rapide, les déplacements quotidiens, et tout se fait dans la vigilance. Le flot d'informations venues d'autres membres d'ISM comme d'autres groupes internationaux présents ne s'arrête pas, et chaque personne que je rencontre, que ce soit parmi les activistes palestiniens, israéliens ou internationaux, semble au bord du burn out. Une activiste allemande qui me dépose en voiture à Hébron, grande ville du sud de la Cisjordanie, résume en une phrase : "S'il y a bien une chose que les Palestiniens ont tous en commun, c'est qu'ils sont tous déprimés."

Vendredi matin, nous nous préparons pour les diverses manifestations hebdomadaires qui se déroulent partout en Cisjordanie. Nous sommes 10 à Ramallah, point névralgique au centre du pays, d'où nous rejoindrons chacun.e les manifestations choisies. Un groupe part en direction de Kafr Qaddum, une petite ville à l'ouest de Nablus où les habitants manifestent contre le blocus des routes environnantes depuis une décennie. Il est de notoriété publique que ces manifestations sont brutalement réprimées : depuis le début des manifestations, sept Palestiniens ont été tués à Kafr Qaddum. Avec moins d'une semaine d'expérience sur le terrain, je préfère me joindre au groupe qui se dirige vers Deir Istiya, une autre petite ville où des manifestations relativement calmes sont organisées chaque semaine contre l'avant poste israélien construit en mai dernier sur leurs terres – illégal sous le droit international, en particulier la 4e Convention de Genève, comme toutes les colonies israéliennes en Cisjordanie.

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Les manifestants de Deir Istiya exécutent la prière du vendredi devant les soldats israéliens leur bloquant la route, non loin de Deir Istiya. © International Solidarity Movement

Sous l'écrasant soleil d'août, sur la route menant à l'avant poste un peu en dehors de la ville, une trentaine de Palestinien.ne.s entouré.e.s de quelques activistes internationaux et journalistes font face à une poignée de soldats israéliens lourdement armés. Ceux-ci bloquent l'avancée des manifestants, forcés de s'arrêter au fond d'une gorge. Autour de nous, en hauteur, des soldats par groupes de trois sont postés à des emplacements stratégiques. Certains s'amusent de la situation, d'autres s'ennuient. L'un d'entre eux prend un selfie, manifestants en arrière plan. Je les filme en continu, ils me remarquent : ça n'a pas l'air de leur plaire. Les soldats qui bloquent la route sont très calmes. Je scrute leur équipement en essayant de me souvenir de ce que j'ai appris : je repère les bombes lacrymogènes, les embouts oranges qui signalent les balles en acier recouvertes de caoutchouc, les munitions réelles. Je sais qu'à Kafr Qaddum, il arrive souvent que les soldats camouflent des munitions réelles dans des armes faites pour balles recouvertes de caoutchouc. À ma connaissance, ça n'a jamais été le cas à Deir Istiya.

Les manifestants renoncent à avancer plus loin et installent leurs tapis de prière devant la ligne des soldats pour la prière du midi. La prière est suivie d'un discours et de quelques minutes de slogans politiques en arabe et anglais tels que "Ihtilal, Barra Barra" ("à bas l'occupation") ou "Israel is a fascist state" ("Israël est un État fasciste"). Puis, soudain, une jeune femme réussit à dépasser la ligne de soldats et descend la route déserte en agitant fièrement un drapeau palestinien. La réaction n'est pas immédiate : l'un des soldats passe un coup de téléphone, probablement à son supérieur, pendant que les autres attendent sans broncher. L'ordre tombe, les soldats tirent. Le maire de la ville, qui était en première ligne, est blessé au ventre par une balle en acier recouverte de caoutchouc ou par un tir blanc, impossible de savoir avec certitude dans l'agitation qui éclate dans la seconde. Le gaz lacrymogène explose partout, une bombe lacrymogène est tirée directement sur deux de mes camarades et moi par l'un des soldats postés en hauteur, sans doute parce que nous filmions. Par chance, elle nous évite de peu. Je ne vois plus rien à travers les larmes, mais un vieil homme m'attrape la manche et me guide loin des soldats. Quelques tirs à balles réelles sont lancés vers le ciel comme avertissement. Ça n'est pas nécessaire : tous les manifestants s'éloignent déjà en courant, évitant autant que possible le gaz et les grenades assourdissantes.

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Trois soldats israéliens placés stratégiquement en hauteur, surplombant les manifestants. © International Solidarity Movement

La foule se disperse rapidement. Un peu plus haut sur la route, nous attendons la navette pour Ramallah tout en nous versant du Mallox sur le visage. Les médics s'occupent des quelques blessés. Un peu plus tard dans le bus, j'aperçois la femme qui avait percé la ligne de soldats, saine et sauve, en liberté. Je suis rassurée de la voir, mais pas si surprise : au vu du contexte de la société palestinienne extrêmement genrée, les soldats (tous des hommes) n'auraient pas pu la toucher sans aggraver sérieusement la situation.

Les jours qui suivent sont calmes mais chargés. Les derniers membres de mon groupe d'ami.e.s débarquent enfin en Palestine. Nous avons le temps de nous retrouver pendant deux jours avant qu'une partie du groupe se détache de nouveau pour repartir dans les villages de Masafer Yatta, dans le sud de la Cisjordanie. Je reste à Ramallah. Les tâches administratives, d'organisation et de finances, les réunions, sont certes moins photogéniques que le travail effectué dans les villages et en manifestations, mais nécessaires. L'une de nos missions est d'étendre notre réseau de contact locaux, car nous n'avons que peu de présence dans le nord de la Cisjordanie, malgré les besoins élevés sur place. Mercredi matin, quatre d'entre nous partons donc en direction de Jénine. Ça n'est possible que grâce à la présence d'un organisateur local qui nous prend en charge et nous accompagne dans la ville et le camp de réfugiés qui y est adjoint. Sans cette caution, notre présence en tant qu'internationaux inconnus serait bien trop suspicieuse et mal accueillie par les brigades de résistance armée du camp, ce qui empêcherait toute tentative d'action de solidarité contre l'occupation.

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Un barrage militaire bloquant une rue dans le camp de Jénine. © International Solidarity Movement

Les traces de la violence ininterrompue que vivent les habitants de Jénine nous apparaissent immédiatement lorsque nous pénétrons dans la ville. Nombre de rues sont bloquées par des barrages militaires à l'allure sinistre, d'autres sont défoncées par le passage des bulldozers D9 blindés de l'armée israélienne. Les murs sont recouverts d'affiches en l'honneur des innombrables "martyrs", ces Palestinien.ne.s tué.e.s par l'armée israélienne. Certains sont très jeunes. Notre guide nous énumère les noms de certains d'entre eux, mais il ne les connaît pas tous – trop nombreux. Pendant que je regarde défiler ce paysage par les fenêtres de la voiture, il nous parle de ses treize années passées en prison à l'adolescence, de son fils de 19 ans emprisonné pour cinq ans à qui il ne peut pas rendre visite car ex-prisonnier, et de la fille de sa cousine tuée à 12 ans par un soldat parce qu'elle le filmait. Son quotidien est pavé de drames, d'autant plus qu'il travaille à la paix civile dans le camp où il tente d'aider les négociations entre les différentes factions politiques influentes à Jénine. Ces deux derniers mois, les bains de sang causés par les récents raids militaires israéliens sur le camp de réfugiés ont poussé environ 3 000 Palestinien.ne.s à quitter le camp (dont le nombre d'habitants est estimé entre 12 000 et 18 000). Il est étrange de se dire que chaque homme que je rencontre dans cette ville (dans une moindre mesure, c'est vrai aussi de toute la Cisjordanie) a probablement passé plusieurs années dans les prisons israéliennes...

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Le cheval de Jénine, une statue faite de débris de voitures détruites par l'armée israélienne. Les photos tout autour sont en l'honneur de martyrs de la ville et du camp. © International Solidarity Movement

Malgré le caractère morbide de la visite, nous découvrons également les créations artistiques des habitant.e.s de la ville. Nous sommes accueillis par le cheval de Jénine, une statue métallique à l'entrée la ville, fabriquée à partir de débris de voitures détruites pendant l'invasion de Jénine par l'armée israélienne en 2002. Une fois les portes du camp passées, nous sommes amenés au Théâtre de la Liberté. Son directeur, Mustafa Sheta, nous raconte l'histoire de ce centre culturel aux valeurs progressistes, féministes et LGBTQ-friendly au beau milieu d'un camp où le conservatisme religieux règne en maître. Comme toutes les histoires à Jénine, elle n'est pas sans drame : en 2011, le directeur et co-fondateur du théâtre Juliano Mer Khamis a été assassiné par un tireur encore non-identifié. Malgré tout, le théâtre continue à produire deux pièces par an (dont une pour enfants), à faire des tournées en Europe et à former des groupes d'étudiant.e.s aux métiers du théâtre. Nous rencontrons par hasard l'une de ces étudiant.e.s. Sa passion pour ses études déborde tout de suite et elle nous raconte en riant les montagnes qu'elle a dû déplacer pour convaincre sa famille de la laisser étudier dans ce théâtre. Mustafa conclut sa présentation en nous expliquant que les pièces produites sont comme un miroir dressé face à chacun des membres du public, qui peuvent s'identifier aux thèmes et personnages qui résonnent en eux, le beau comme le laid : il s'agit de poser des questions, non d'y répondre.

Je dois partir avant le soir, mais mes trois camarades restent sur place une journée de plus. Ils visitent la ville plus en profondeur, notamment le lieu où la journaliste Shireen Abu Akleh fut tuée en 2022 et la colline d'où le sniper a tiré, et ils rencontrent des ambulanciers. Par le passé, quand ISM avait plus de volontaires internationaux sur place, l'une de leur tâches était d'accompagner les ambulances afin d'éviter qu'elles soient entravées dans leur travail. Aujourd'hui, très peu d'internationaux sont présents à Jénine : les groupes de médias volontaires qui travaillent dans le camp rencontrent de grandes difficultés lors des périodes de conflit armé. Une semaine plus tôt, l'armée israélienne a empêché les ambulances d'atteindre trois Palestiniens sur qui des soldats avaient ouvert le feu dans un village avoisinant.

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L'entrée du Théâtre de la Liberté de Jénine. © International Solidarity Movement

De mon côté, je me dirige de nouveau vers Hébron pour y rencontrer le chef du département de l'eau municipale, Mosab Eido. La semaine précédente, j'avais déjà rencontré deux membres d'ISM locaux ainsi que quelques habitants pour discuter de la question de l'eau dans la région. La situation, déjà précaire pour la majorité des habitants palestiniens, est devenue sérieusement périlleuse il y a quelques semaines. L'approvisionnement en eau de la région d'Hébron est sous la responsabilité de l'Autorité Palestinienne, qui elle-même obtient des quotas d'eau prédéfinis par l'État d'Israël. Hébron reçoit normalement 22 000 m3 d'eau par jour, une quantité fixée lors des accords d'Oslo et qui n'a pas été modifiée depuis 1998, sans tenir compte du fait que la population a plus que quadruplé dans les vingt dernières années ; pire encore, cette quantité a été abaissée à 15 000 m3 il y a un mois, sans qu'une raison ait même été donnée par l'État d'Israël. Nos interlocuteurs expliquent à demi mot qu'il s'agit sans doute d'une punition collective du fait que le maire de la ville, réélu en 2022, est soutenu par des partis proches du Hamas.

En pratique, cela signifie que les habitants ont l'eau courante un jour par mois. Le reste du temps, ils doivent acheter des ballons d'eau à des vendeurs privés, dont la qualité n'est pas contrôlée et dont le prix est souvent élevé. L'un des commerçants que nous rencontrons dans la vieille ville nous raconte également que lorsque sa famille installe de nouveaux réservoirs sur leur toit, les habitants des colonies israéliennes avoisinantes ont pour coutume de sauter sur le toit et percer les réservoirs à coups de couteau. Cela fait étrangement écho aux évènements de la semaine passée, à Masafer Yatta, quand des colons ont pris d'assaut le puits de l'un des villages. C'est un phénomène courant : bien que Mosab nous confie sans hésitation soutenir les efforts des habitants qui creusent eux-mêmes des puits et récoltent de l'eau de pluie, ce genre d'entreprises est illégale sous la loi d'Israël, et les puits sont systématiquement détruits par l'armée ou les colons si découverts. Les colons, quant à eux, ne souffrent d'aucun manque d'eau : l'eau courante quotidienne leur est fournie directement par Israël sur un réseau séparé (au sein de la même ville !), et ce gratuitement, tout comme l'électricité, puisqu'ils sont entièrement exempts de taxes et d'impôts. Il est clair que le problème ne se situe pas au niveau des ressources.

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Sur les toits de Hébron, les réservoirs d'eau s'entassent par dizaines pour faire face au manque d'eau courante. © International Solidarity Movement

Jeudi soir, après notre interview à Hébron, je prends un service (taxi partagé) pour Ramallah. Le trajet dure normalement deux heures et demie, mais cette fois-ci, les bouchons sont infinis sur la route. J'avais espoir de rejoindre un mariage (le troisième auquel j'ai été invitée en moins d'une semaine !) à Tulkarem dans la soirée, mais la tâche s'avère impossible : la faute au checkpoint de Hurawwa non loin de Nablus, qui a décidé de contrôler les voitures palestiniennes plus que d'usage. L'entièreté de la Cisjordanie semble embourbée dans les embouteillages. Je suis frustrée de ne pas pouvoir me joindre aux célébrations pour cause de bêtes embouteillages – un sentiment que je sais quotidien pour les Palestinien.ne.s.

Pendant la nuit, mes ami.e.s qui ont réussi à rejoindre le mariage sont réveillés par des bruits de fusillade. On découvre le lendemain matin qu'il s'agissait d'une incursion militaire dans le camp de réfugiés non loin du mariage. Les soldats israéliens y ont tué un Palestinien de 23 ans, Mahmoud Jarad. Nous ne nous attardons pas : comme chaque semaine, nous nous préparons pour les manifestations du vendredi.

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