A Bucarest, un organisme public se charge d’enquêter sur les crimes de la période communiste et d’en poursuivre les auteurs. Un travail ardu, entravé par des difficultés juridiques liées à l’ancienneté des actes. Explications.
C’est au 5e étage d’un grand bâtiment beige, au nord-ouest de Bucarest, que reçoit Radu Preda. Depuis un mois et demi, ce professeur de théologie orthodoxedirige l’Institut pour l’investigation des crimes du communisme et la mémoire de l’exil roumain (Iiccmer). “Notre mission est d’investiguer la mémoire de la période communiste, pour la mettre au service de la démocratie, résume-t-il. Certaines personnes croient encore que le communisme était un régime idéal, où il faisait bon vivre. Nous nous devons de montrer la vérité !”
Fondé en 2005, cet organisme public poursuit un double objectif. Il recherche les victimes du communisme, identifie leurs bourreaux, et les poursuit en justice. En parallèle, il mène une action d’éducation, en organisant des séminaires, des conférences et des expositions.

“Les deux actions vont de pair, car il n’y a pas de mémoire sans pédagogie,explique le directeur. Notre travail d’investigation n’est utile que s’il aide les Roumains à prendre conscience de la machine totalitaire qu’était ce régime.” Pour remplir sa mission, l’Institut compte 36 employés à temps plein et un budget de 700.000 euros.
Un étage plus bas, Cosmin Budeanca nous accueille en souriant. Expert au département des investigations spéciales, il participe à la plupart des opérations de l’Iiccmer. “Tout commence avec des témoignages, explique-t-il. La Securitate ne tenait pas à ce qu’on sache qu’elle faisait disparaître telle ou telle personne. On a donc très rarement des traces écrites des exécutions.”
Ce sont donc des Roumains qui, à chaque fois, viennent lui raconter qu’un de leur proche ou de leur voisin a disparu. L’Iiccmer lance alors des fouilles et essaie de retrouver les cadavres. “Nous en avons déjà déterrés 23, et nous en recherchons à peu près autant“, précise-t-il.
L’expert passe également du temps à documenter les conditions de détention. Là encore, c’est principalement grâce à des témoignages qu’il progresse. “J’exhume aussi des cadavres : en les examinant, on peut découvrir comment ils sont morts, et éventuellement s’ils ont été torturés ou frappés.”
Cosmin Budeanca conserve des archives du régime, sur un certain nombre de dissidents. A titre d’exemple, il nous montre celles concernant Ion Dumitru, un Roumain qui s’est exilé en Allemagne :
Jusqu’en 2013, l’Iiccmer lançait des poursuites contre les ex-dirigeants communistes quand elle estimait avoir recueilli suffisamment d’éléments concernant leur culpabilité. Plus de 200 plaintes ont ainsi été déposées. Mais aucune n’a abouti : les procureurs ont rejeté les plainte pour meurtre, arguant que les faits étaient prescrits. L’Institut envisage de demander une requalification en crimes contre l’humanité, qui sont imprescriptibles.
“Nous perdons de gros morceaux de notre mémoire”
L’Institut rencontre un autre problème : les Roumains qui ont vécu durant les débuts de la période communiste sont aujourd’hui âgés. Selon Radu Prada, 300 d’entre eux meurent chaque mois. “Nous perdons de gros morceaux de notre mémoire, résume-t-il. Dans dix ans, il n’en restera plus aucun. Bien sûr, notre travail pédagogique continuera, mais nous ne pourrons plus faire autant de recherches qu’auparavant.“
Préoccupés par ces futures disparitions, les membres de l’Iccmer ont enregistré de longs entretiens avec les rescapés des prisons communistes. “Pour avoir des documents sur lesquels travailler quand ils seront partis“, explique Cosmin Budeanca, en dévoilant des tiroirs remplis de cassettes audio.
“C’est important de conserver cette mémoire, et de continuer à la transmettre, insiste Radu Prada. Sinon, tout pourrait recommencer. Quand on passe beaucoup de temps, comme moi, à étudier le totalitarisme, on se rend compte qu’on en est jamais à l’abri.“
Jean Comte.