Nicole Roelens Analyse du boycott de ma conférence à Sciences Po Aix en Provence le 23 octobre 2025
Pour appréhender les évènements du 23 octobre, vous allez trouver ici, d’abord, le Message que Madame Alessia Lefébure, Directrice de Sciences Po Aix en Provence a écrit, à l’attention de la communauté étudiante, au lendemain du boycott de ma conférence. Je lui sais gré de m’avoir autorisée à diffuser ce message où elle se positionne clairement face à l’attitude des protestataires. Je vous ferais part ensuite de ma propre analyse de ce qui s’est passé.
I Madame Alessia Lefébure, Directrice de Sciences Po Aix en Provence, à l’attention de la communauté étudiante
Événements du 23 octobre et principes fondamentaux de notre École
Le 23 octobre, une association étudiante reconnue de Sciences Po Aix avait invité Mme Nicole Roelens, psychologue et écrivaine, à présenter son dernier ouvrage dans le cadre d’un débat ouvert à la communauté étudiante. Cet événement, dûment déclaré et autorisé, relevait de la liberté associative et participait pleinement à la mission d’une école républicaine : offrir un espace de discussion, de réflexion et de pluralité intellectuelle.
La conférence n’a pas pu se tenir. Un groupe d’étudiantes et d’étudiants s’y est opposé avec une telle intensité que les conditions d’un dialogue apaisé ont disparu. Ce faisant, ils ont empêché l’exercice d’une liberté fondamentale : celle de s’exprimer et d’écouter.
Ces faits sont graves.
Ils ne relèvent pas du désaccord démocratique, mais de son déni. Empêcher la parole d’autrui, c’est se substituer au débat par le rapport de force ; c’est exercer une forme de censure qui, au nom d’une cause jugée juste, détruit les conditions mêmes de la justice. Loin de nous protéger, la censure nous interdit d’apprendre des autres.
L’université n’est pas un lieu de tri des opinions, mais un espace de confrontation raisonnée des idées.
La liberté d’expression, la liberté associative, le respect des personnes et des convictions de chacun sont des principes indissociables. Ils obligent toutes et tous. Aucune cause, si légitime soit-elle, ne peut justifier que l’on nie à d’autres le droit de parler.
Sciences Po Aix est et restera un lieu où l’on débat sans peur et sans haine, dans le respect des lois de la République et de la dignité de chacun.
La direction prendra toutes les mesures nécessaires pour que de tels agissements ne se reproduisent pas. Les comportements portant atteinte à la liberté de pensée et à la sécurité des échanges donneront lieu, le cas échéant, à des suites disciplinaires.
Notre École a pour mission de former des citoyennes et citoyens libres, capables de dialoguer, d’écouter et de débattre dans le respect mutuel.
La liberté n’existe que si elle vaut pour toutes et tous.
Sciences Po Aix y veillera avec constance et fermeté.
Alessia Lefébure, Directrice de Sciences Po Aix.
II Mon analyse de ce qui s’est passé
J’avais répondu avec plaisir à l’invitation d’une association étudiante qui avait pris connaissance de mes travaux et qui en accord avec la Direction de Sciences Po avait organisé ma conférence. J’avais préparé mon intervention pour faire réfléchir l’auditoire sur le processus de fabrication de l’hégémonie des uns et de l’asservissement des autres, tel qu’il a lieu, entre les sexes, dans la banalité du quotidien. Il me semblait intéressant de porter l’attention des étudiants en sciences politiques sur ce processus, profondément inscrit dans notre manière de faire société, se déroule d’autant plus facilement qu’il est plus inconscient. La prise de conscience des modalités de cette double fabrication est importante pour changer la donne et éveiller notre vigilance sur toutes les stratégies d’asservissement et de prises de pouvoir sur autrui.
Ce thème de conférence découle de mon parcours. Je suis docteure en psychologie et en sciences de l’éducation. Mon expérience professionnelle et citoyenne a orienté mes recherches vers l’analyse approfondie des interactions humaines, dont, en 1996, ma thèse, La crise de l’habilitation intersubjective à l’existence sociale sur les blocages contemporains dans l’intégration des nouvelles générations , en 2000, Intoxication productiviste et déshumanisation des rapports humains sur les processus de disqualification en chaîne et de violence au travail, en 2003, Interactions humaines et rapports de force entre les subjectivités qui traite des antagonismes inévitables dans l’interprétation du monde et dans la construction de la réalité. Depuis 2005, j’analyse la situation des femmes dans le monde comme la plus ancienne et la plus tenace des colonisations. J’ai a publié chez L’Harmattan, depuis 2013, six tomes du Manifeste pour la décolonisation de l’humanité femelle. Cela m’a permis de développer une socio-anthropologie politique des processus d’asservissement qui ouvre un horizon nouveau à la lutte des femmes, grâce à sa vision systémique des enjeux et grâce à l’ensemble des connaissances qui viennent étayer une stratégie internationale de décolonisation.
Ce champ disciplinaire nouveau permet aussi d’inventorier les grands apprentissages collectifs indispensables pour sortir des impasses de la civilisation phallocratique fondée sur les rapports de force. Compte tenu du niveau technologique que nous avons atteint, elle est devenue dysfonctionnelle et destructrice. Elle est profondément infantile.
Dès l’annonce de la conférence, un groupe d’étudiants en a exigé l’interdiction en déclarant : « Nicole Roelens est transphobe ». À quoi j'ai répondu : "C’est une fake news, je défie quiconque de détecter dans mes écrits le moindre rejet ou la moindre discrimination envers les personnes trans. Ma philosophie est fondée sur l‘égalité du droit d’exister". Les protestations n’ont pas cessé pour autant. J’ai alors invité ce groupe à venir exposer en quoi mes travaux pouvaient provoquer un tel anathème. Les activistes m’ont répondu : « On ne discute pas avec une transphobe ».
Le 23 octobre, après avoir bloqué bruyamment la rue, ils ont envahi l’amphi pour empêcher la tenue de ma conférence. Ils ont couvert ma voix en faisant un maximum de bruit avec des tambours, des slogans, des chants, des percussions, durant deux heures. Leur boycott était bien préparé.
Cela pose une première question : pourquoi ces étudiants qui n’ont lu aucun de mes écrits prennent-ils pour argent comptant l’anathème de transphobie qui a été lancé contre moi, sur les réseaux sociaux ?
Ces jeunes étaient convaincus que la dénonciation de ma soit-disant transphobie émanait de la communauté Queer. Rien n’est moins sûr. Il n’y avait, parmi les quelques dizaines de manifestant.es, aucune personne trans, ni même de personnes s'affichant en tant que queer. C’était un groupe d’étudiants lambda, issus de la classe moyenne, qui brandissait la solidarité avec les personnes trans et queer comme un étendard politique. Ce combat politique semble être devenu prioritaire pour une partie de cette génération. Cela m’intéresserait de comprendre pourquoi. Malheureusement, ils me ne considéraient aucunement comme une possible interlocutrice.
Quels sont les « influenceurs » qui leur ont soufflé que je tiens des propos « abjects » à l’égard de cette communauté ? Je ne les connais pas nommément, mais je reconnais désormais leur vocabulaire et leur stratégie de harcèlement via internet. Ce sont des courants hostiles à mon affirmation de la dignité des personnes sexuées femelles et à mon analyse des désastres humains causés par la colonisation d’une moitié de l’humanité par l’autre. Des courants qui censurent toute interrogation sur l'emprise médicale grandissante sur les corps en souffrance et toute réflexion sur les causes systémiques de ces souffrances.
Je ne suis pas la seule féministe à subir désormais cette hostilité. L’anathème de transphobie est actuellement très utilisé et très opérationnel pour lancer des chasses aux sorcières contre des féministes et pour censurer des pans entiers de leurs recherches.
Ce boycott antiféministe est présenté comme étant un combat de la gauche contre la droite. Et cela fonctionne d’ailleurs, car ces sortes d’autodafés ne sont condamnés, pour le moment, ni par les partis de gauche, ni par les organisations féministes les plus connues qui craignent d’être frappés à leur tour par cette disgrâce. Du fait de ce silence, toute féministe attaquée par des activistes supposés queer, est automatiquement catégorisée comme réactionnaire, frontiste ou trumpiste. Ce qui est le plus piégeant dans ce harcèlement, c’est cet étiquetage qui jette le discrédit sur mon œuvre, mon histoire de vie et mes combats. L’arme principale des puissances les plus réactionnaires aujourd’hui est l’amalgame et l’inversion logique.
Les manifestants du 23 ne faisaient qu’appliquer ces amalgames, mais j’ai été frappée par leur enthousiasme juvénile dans l’organisation d’une chasse aux sorcières, à l’encontre d’une anthropologue féministe qui pourrait être leur grand-mère. Ils jubilaient de m’utiliser comme bouc émissaire des discriminations, alors que j’ai lutté toute ma vie contre les discriminations. Ils le faisaient innocemment et en toute inconscience. Ils étaient très heureux de manifester leur indignation. Il y a un réel plaisir à s’indigner ensemble !
Stéphane Hessel, en 2010, a publié un opuscule « Indignez-vous ! » qui prônait l’esprit de résistance contre les injustices, l’augmentation des inégalités et l’écrasement de certains peuples, dont les Palestiniens, par l’impérialisme guerrier des peuples surarmés. Son livre a eu un énorme succès. L’indignation comme moteur de l’engagement donnait aux jeunes le sentiment qu’ils allaient sortir de l’impuissance.
Quinze ans plus tard, l’indignation devient une drogue dure qui circule à toute allure dans les réseaux sociaux et intoxique de plus en plus la société. Cette dérive de l’indignation est due à l’accélération technologique des processus d’emprise cognitive. Nous avons besoin de prendre un temps de réflexion pour examiner la validité des messages qui nous parviennent. Or, l'industrie informationnelle élimine ce temps de recul et cela lui permet d’exploiter l’indignation populaire qui devient une ressource rentable.
L’indignation, quand elle n'est pas accompagnée d’une conscience suffisante des enjeux ni d’un minimum de clarté dans la représentation des situations évoquées, déclenche des réactions passionnelles et tombe irrémédiablement dans la recherche de boucs émissaires et dans les chasses aux sorcières.
Ce risque est grandissant aujourd’hui parce que l’accaparement capitaliste et la gestion marchande des réseaux sociaux récupèrent et utilisent, au maximum, le potentiel d’indignation existant dans la population et le transforme, par un pilonnage informationnel très dense et très rapide, en colère collective contre des cibles qui peuvent être des personnes, des catégories ou des populations faciles à disqualifier ou à diaboliser. La puissance toxique de cette communication informatisée tient à ce qu’elle dispense les personnes indignées de penser. Elle caractérise ce que j’appelle la technodictature. Internet, par ces vidéos et ces fake news, nous pousse à adopter une position de justicier propice à l’aveuglement et à l’intolérance, il offre aux activistes la jubilation d’exercer un pouvoir collectif d’inquisition.
Cette exploitation de l’indignation comme matière première dans l’économie informationnelle est une des dimensions de ce que j’appelle la technodictature. Elle crée des phénomènes de meutes qui enrôlent quantité d’individus, et particulièrement les jeunes qui aspirent à plus de justice et moins de discrimination. Ils se trouvent paradoxalement embringués dans des formes redoutables de harcèlement collectif. Ces phénomènes de violence collective aboutissent à des exécutions symboliques et parfois à des éliminations pures et simples. Les violences collectives sont proportionnelles à la production de plus en plus massive d’inconscience collective, c'est-à-dire d’un aveuglement très propice aux exactions, aux violences et à la guerre.
À Sciences Po Aix-en-Provence le 23 octobre, nous avons assisté à une séquence typique de violence mimétique et à un petit aperçu de ce que Girard appelle une crise sacrificielle dont on voit les prémices à de multiples endroits de la société. Une telle expérience collective pourrait être formatrice pour des étudiants en sciences politiques, si on les aidait à en décrypter le fonctionnement. Elle devrait aussi constituer une alerte pour les mouvements citoyens : ces phénomènes de violences mimétiques témoignent d'une désagrégation du corps social et l’aggravent sans cesse.
Pour faire face à cette désagrégation, il faut comprendre les énergies socio-émotionnelles qui traversent la société. Cela fait partie également de mon travail de recherche.
En ce qui concerne l’attaque particulière contre la diffusion de mon œuvre, elle risque de se reproduire à chacune de mes apparitions publiques. Or le livre qui va être publié prochainement, parachève mon œuvre. C’est le fruit d’un travail considérable et je n’ai pas l’intention de le laisser enterrer sans réagir.
Je peux à titre individuel, porter plainte pour injure publique, pour stratégie organisée de diffamation et atteinte à mon droit d’expression. Cela suffira-t-il pour clarifier d’où viennent ces violences idéologiques, foncièrement antidémocratiques. Cela suffira-t-il pour faire cesser ces chasses aux sorcières ?
J’en appelle à la solidarité des démocrates pour faire respecter, comme le dit Madame Lefébure les règles fondamentales de la démocratie et pour éviter que les rapports de force ne se substituent de plus en plus au débat.
Nicole Roelens, Breitenbach le 16 décembre 2025