Il faut être reconnaissant envers M. Gattaz quand il nous tend des perches dorées - oserais-je dire, des passes décisives - comme celle qui nous fut offerte Samedi soir dans l'émission "On est pas couché" sur France 2. Interrogé sur les écarts vertigineux des salaires entre les patrons des grands groupes et leurs employés, il tente dans un premier temps de les justifier : comprenez-les, c'est difficile. Sentant sa force de persuasion un peu courte, il rebondit alors sur cet argument aussi magique que vide de sens : "Et les footballeurs, alors ?". En un instant, j'exulte. "Regardez Lionel Messi, regardez Zlatan Ibra...," - il bute sur le nom - "Zlatan ! 50 millions d'euros ! " s'étrangle notre héraut, saint patron des patrons, offusqué.
Ah ! "Les footballeurs" ! Ca met tout le monde d'accord. Ces petits jeunes arrogants, souvent venus de La Banlieue, ce territoire gris uniforme, qui encercle nos blanches villes. Pis encore, parfois dits issus de L'Immigration, ce pays frontalier de notre mère patrie. Eh bien, ces petits jeunes touchent des salaires astronomiques pour taper dans un ballon. Vous rendez-vous compte ?
Pas besoin d'être un fan de football (et je n'en suis pas) pour s'en rendre compte : cette rancoeur viscérale, mesquine, envers les footballeurs fortunés n'est pas seulement injustifiée. Dans les propos de M. Gattaz, elle est aussi absurde, car elle devrait desservir son propos. Le salaire des footballeurs de haut niveau est l'exemple le plus basique du concept de l'offre et de la demande. Dans le vocabulaire d'un patron, le joueur est, au bas mot, un ouvrier qualifié. Sans être un amateur de sport, on peut reconnaître que c’est en réalité une sorte d'ingénieur du collectif, un orfèvre du jeu au pied. Vous pourrez moquer avec une condescendance toute académique leur capacité de réflexion et d'expression, mais peu importe à quel point vous trouverez leurs qualités futiles et inutiles : si vous avez besoin d'un joueur, il faut le payer.
Et il vous en faut onze, meilleurs que ceux de l'équipe adverse qui cherche évidemment la même chose. Quand on sait que les championnats de football attirent des millions de spectateurs, qui sont autant de monnaie de change pour les produits dérivés, les chaînes de télé et les sponsors, et qui génèrent des milliards d'euros, pourquoi un joueur devrait-il se justifier d'accepter un salaire mirobolant ? N'est-il pas basé sur la "valeur footbalistique" estimée par l'équipe qui l'embauche et qui espère le "rentabiliser" ? N'est-il pas directement lié à sa productivité sur le terrain face à la concurrence des équipes adverses ?
Il est étonnant de voir un libéral trahir sa propre logique d'un salaire indexé sur l'offre et la demande de postes à pourvoir, d'autant que les "grands patrons" évoqués plus tôt, profitent du même emballement spéculo-productif faisant s'envoler salaires et avantages. A la différence fondamentale que le footballeur est rétribué pour le jeu qu'il produit lui-même sur le terrain, et non pour organiser le jeu depuis le banc de touche (qui requiert évidemment d'autres compétences). Etonnamment, on commente peu les salaires des entraîneurs ou des présidents de clubs. Cela tient du mépris de la valeur du travail de "l'ouvrier", au profit de celui des patrons, ces "capitaines d'industrie" comme les appelle M. Gattaz.
Ce mode de rémunération, beaucoup rêveraient de l'appliquer à l'entreprise. C'est d'ailleurs le cas dans certains domaines, comme l'informatique aux Etats-Unis, où des sociétés n'hésitent pas à racheter des entreprises juste pour mettre la main sur leurs talentueux ingénieurs, difficiles à débaucher tant l'argent n'est plus leur préoccupation.
Mais d'autres, y compris en France, ont envie de plus. De ne pas offrir de salaire minimum et profiter de l'abondance des compétences pour justifier des payes moindres. De ne valoriser l'expérience qu'au regard de la productivité réelle. De ne construire du collectif que temporaire, malléable au gré des mercato du travail. D'allonger le temps de jeu pour espérer marquer plus de buts. En bref, le cynisme de M. Gattaz est tel qu'il masque l'absurdité de son raisonnement.
Mais pour en revenir à l'hypocrisie qui entoure l’ire quasi-universelle suscitée par les salaires des footballeurs, on peut citer d'autres domaines où s'applique cette logique sans émouvoir personne, ou presque. Le cinéma, par exemple. On se plaint volontiers du système d'allocations aux intermittents du spectacle, qui les protège pourtant du caractère fondamentalement précaire de leur profession, mais pas du dernier cachet de Jean Dujardin ou d'Angelina Jolie quand ils tournent un film ou une publicité. Mais que font-ils ? Ils jouent. Comme les footballeurs. Et ils flambent. Comme les footballeurs. Mais on prête aux uns le glamour, et aux autres la vulgarité.
Aussi discutable soit-il, c'est bien souvent le salaire des footballeurs qui surgit quand on veut tuer le débat lors d’une discussion sur la richesse et les inégalités de salaire. Je suggère donc qu'à l'instar du point Godwin, le recours à cet argument spécieux devienne un symbole de notre hypocrisie sur ces sujets, et je voudrais en le baptisant décerner le premier du nom à M. Gattaz : le Point Zlatan.