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Tribune 17 mars 2025

Le moment Vichy de Donald Trump

Désignation d'ennemis intérieurs menaçant l’ordre social, renversement d’alliances stratégiques, défiance envers les sciences humaines et sociales... Les raisons de voir un parallèle historique entre l'administration Trump et le régime de Vichy sont nombreuses. Mais le modernisme réactionnaire n’est pas que destruction méthodique des institutions scientifiques : il cherche à remodeler la science, menaçant les institutions démocratiques.

Les mouvements réactionnaires ne cherchent pas seulement à censurer ou à discréditer les savoirs scientifiques : ils visent à imposer leur propre vision du monde en restructurant la science et l’innovation selon des cadres idéologiques propres. Au-delà de l’exercice de destruction méthodique de la recherche américaine menée par l’administration Trump, il est important de comprendre les ambitions de cette dernière. L’histoire nous a mainte fois montré ce processus à l’œuvre.

Haro sur les sciences sociales

L’administration Trump  orchestre une attaque féroce contre la communauté scientifique en effectuant des coupes budgétaires massives dans la recherche américaine. Les études sur le changement climatique ainsi que les sciences humaines et sociales traitant des questions de diversité, d’égalité et d’inclusion sont clairement en première ligne, entrant dans cette grande catégorie fourre-tout du « wokisme » dénoncé ad nauseam par Trump et ses adeptes.

La France n’est d’ailleurs pas immune à cette dynamique du bouc émissaire, soulignant en cela que le Trumpisme radicalise un anti-intellectualisme diffus au niveau international. On peut par exemple penser aux saillies de l’ancienne ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal qui, en 2021, dénonçait un supposé « islamo-gauchisme », accusé d'avoir infiltré les universités françaises.

Moins de deux mois après le retour de Trump à la Maison-Blanche, les mots et les catégories politiques se dérobent devant l’analyse d’un phénomène à tout point de vue sidérant. À la recherche d’exemples passés susceptibles d'éclairer la situation présente, certains commentateurs s’appuient sur le précédent français du régime de Vichy.

Et de fait, les points de convergence semblent abonder : rejet des institutions démocratiques, désignation d'ennemis intérieurs menaçant l’ordre social, renversement d’alliances stratégiques (l’Allemagne d’Hitler pour Pétain, la Russie de Poutine pour Trump). Il faut ajouter que le régime de Vichy a lui aussi orchestré une charge violente contre certains pans de l’Université française, mettant les sciences sociales sur le banc des accusés.  

La sociologie fut ciblée comme responsable de la "décadence morale" ayant mené à la défaite. Cette discipline avait aux yeux du régime participé de la dissolution des fondements naturels de la société, notamment de la famille et de la religion catholique. La sociologie durkheimienne fut par exemple explicitement attaquée par François Perroux, Secrétaire général de la principale institution scientifique du nouveau régime, comme relativisant dangereusement l’ordre social. En lieu et place d’une analyse des déterminations sociales, Perroux défendait une vision essentialiste où corporations professionnelles, famille et nation étaient perçues comme des réalités immuables dictées par un ordre divin.

La défiance de Vichy envers les sciences humaines et sociales s’inscrivait dans un anti-intellectualisme plus large, visant les mouvements antifascistes, féministes, socialistes et marxistes. C’est à ces mouvements que le régime de Vichy associait alors la discipline sociologique. La dissolution de la Ligue des droits de l’homme, la persécution d’intellectuels antifascistes et l’épuration des universités en furent les conséquences. En plus d’une censure sévère s’appliquant aux idées de la sociologie durkheimienne, ses lieux d’enseignement furent supprimés et ses grandes figures persécutées.

Au-delà de la destruction

Comme d’autres régimes autoritaires, Vichy ne célébrait pas seulement un passé idéalisé. Il ambitionnait également de réinventer la modernité en restructurant les sciences autour d’une idéologie propre. Ainsi, la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, dirigée par le médecin eugéniste Alexis Carrel et par François Perroux, avait pour objectif de réorganiser les disciplines scientifiques (biologie, économie, psychologie et démographie) autour d’un projet de régénération nationale.

Il s’agissait à la fois de fortifier une population amollie par le libéralisme politique, et de participer à la construction d’un système économique en phase avec les inégalités « naturelles ». Déjà en 1935 dans son best-seller L’Homme, cet inconnu, Carrel affirmait que « les peuples modernes peuvent se sauver par le développement des forts. Non par la protection des faibles. »   

Ce projet scientifique résonne cruellement dans l’actualité étasunienne. Sous couvert de champion du progrès technologique, Musk incarne une vision autoritaire et franchement eugéniste, où l’innovation est mise au service d’une concentration extrême du pouvoir économique et politique. Sur sa plateforme X, il a ainsi promu l’idée qu’une « République » fondée sur la liberté de pensée ne pourrait exister qu’à condition d’être dirigée par des « hommes de haut statut », les femmes et les « hommes à faible taux de testostérone » n’y ayant pas leur place

 Cette conception biologisante du pouvoir s’accompagne d’une rhétorique brutale qui voit Musk et Trump user régulièrement du terme « attardé » (retard) pour disqualifier leurs opposants. Simple provocation ou annonce d’un programme scientifique à venir ? 

Un nouveau modernisme réactionnaire

Après l’exemple du vieux maréchal Pétain qui avait placé à la tête de certains ministères de jeunes et brillants ingénieurs civils censés renforcer l’appareil d’état, il y a une forme d’ironie tragique à voir le magnat de l’immobilier Trump accorder une place éminente à Musk et à ses « DOGE Kids », une fidèle équipe de très jeunes ingénieurs informatiques chargés de chasser le gaspillage dans les administrations et les agences fédérales.

Le modernisme réactionnaire, pour reprendre les termes de Jeffrey Herf à propos du nazisme, n’est pas que destruction méthodique des institutions scientifiques : il cherche à remodeler la science, menaçant les institutions démocratiques.

Par Nicolas Brisset et Raphaël Fèvre, enseignants-chercheurs à Université Côte d’Azur