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Billet de blog 10 octobre 2016

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« CHOUF » : Une plongée tragique au coeur des guerres de gangs

Présenté sur la Croisette en Mai dernier, Karim Dridi nous offre ici, un film de genre à mi-chemin entre le polar contemporain et le western urbain. Une invitation à regarder de plus près la vie des quartiers où fourmillent de nombreux talents ne demandant qu’à se révéler et que ce film nous fait découvrir aujourd’hui. Rencontre avec un cinéaste engagé.

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Bande annonce © PyramideDistrib

Déjà, que signifie ce titre très interpellant : « Chouf » ?

Karim Dridi : « Chouf » veut dire regarder en arabe. C’est un titre qui a plusieurs significations. Le personnage principal regarde et contrôle les acheteurs de drogue venant s’approvisionner dans les quartiers, mais il regarde aussi le monde dans lequel il vit et dans lequel il nous invite à regarder par nous-même, le mode de vie de ces quartiers.

C’est une immersion totale dans le monde de la banlieue que vous nous proposez là. Comment avez vous procédé pour vous rapprocher des habitants de ces quartiers qui ont vécu de près les événements tragiques que vous évoquez ?

KD : Il faut savoir, qu’en 20 ans, j’ai fait trois films à Marseille : « Bye-bye » en 1995, « Khamsa » en 2008 et « Chouf » aujourd’hui. Autant vous dire qu’en 20 ans, j’ai eu le temps de nouer des liens avec les habitants des quartiers populaires. Encore plus pour ce film-là car je me suis installé à Marseille pour mieux préparer le tournage alors que je vivais à Paris quand j’ai tourné les précédents. La préparation a duré plus de deux ans. Déjà pour le casting où j’ai sélectionné une dizaine de jeunes sur plus du millier que j’ai pu voir avant de travailler avec eux en atelier. Ça a été un travail en profondeur avec eux puis avec les associations de quartier et notamment les femmes qui ont perdu des enfants dans ses guerres de gang. Le fait de gagner leur confiance à chacun(e) était la clé de la réussite de ce projet. Heureusement, le fait que tous avaient vu et aimé « Khamsa » m’a facilité les choses. Ma double culture m’a aussi servi de passeport car elle me permet d’aborder l’aspect méditerranéen des choses de manière plus sensible et plus profonde qu’un autre cinéaste.

Il y a quelques temps, j’ai entendu dire de la bouche d’un père ayant perdu son fils lors des guerres de gang à Marseille que cette dernière était une ville qui mange ses enfants… C’est assez flagrant dans votre film…

KD : C’est une tragédie mais ce n’est pas propre à Marseille mais aux quartiers en général, où il y a tant de morts et de règlements de compte dû au trafic de drogue, qui est lui-même dû à la misère. Pourquoi ses lieux de non-droit où l’on entasse les gens dans des cités insalubres, où l’accès à l’école, à la médecine n’est pas le même pour tous, sont-ils devenus des supers-marchés de la drogue ? D’abord, qui consomme cette drogue ? Il faut arrêter cette hypocrisie autour de cette vente de cannabis dans des lieux où il y a 80 % de chômage. Les jeunes que je rencontre ne me disent jamais qu’ils aiment ce mode de vie et que leur ambition est de vendre de la drogue. Ils le font car ils doivent nourrir leur famille. La question à se poser c’est : « Est-ce la misère qui amène la délinquance ou cette dernière est-elle génétique comme le pensent certains ? ».

La vraie problématique, c’est de donner du boulot à ses gens et de les respecter, de les considérer plutôt que de les mettre au bord du monde et de les exclure comme nous l’avons fait depuis les années 60, au point de voir la situation complètement exploser aujourd’hui avec les émeutes et la radicalisation. Nous vivons dans une France multiculturelle, multiraciale, alors comment fait-on pour vivre tous ensemble avec la montée d’un racisme de plus en plus décomplexé d’un côté et de l’autre, un politiquement correct qui préfère occulter les sujets en prétextant une stigmatisation mais sans jamais se poser la question de qui a créé cette situation.

Vous évoquiez au cours d’une interview, que ces jeunes sont déterminés socialement à rester dans l’échec. C’est à dire ?

En fait, c’est le milieu dans lequel ils ont grandi et la difficulté qu’ils ont de s’en extraire qui les rendent déterminés socialement à rester dans l’échec. Bien sûr, cela n’explique pas tout car on a tous le choix d’essayer de changer, surtout quand on a la chance et la possibilité de le faire mais encore faut-il en avoir la force. C’est facile de dire : « Si on veut, on peut ! » mais c’est plus difficile que ça pour certaines personnes qui sont nées dans ces endroits et qui n’ont connu que ça. Elles y ont leurs amis, leur famille et y ont perdu des proches. 

Du coup, comment ont-ils vécu la présentation du film au Festival de Cannes ? Ça peut être un bon tremplin pour eux, non ?

Ça a été davantage une reconnaissance qu’un tremplin car ce n’est pas si simple de s’extraire d’un monde avec des codes aussi complexes. Il faut qu’ils soient bien entourés, avec une structure forte autour d’eux en plus de leur talent. Or je ne peux pas pallier un dysfonctionnement de notre société qui doit accompagner ses talents car si ses jeunes peuvent monter les marches du plus grand festival de cinéma du monde, il n’y a aucune raison pour qu’ils ne puissent pas en faire de même dans d’autres domaines.

Pour en revenir à un aspect purement cinématographique, c’est un film formellement abouti en terme de lumière, avec la présence accru du soleil marseillais, d’image et de composition musicale.

KD : J’aurais pu tourner le film à Strasbourg, à Lyon ou ailleurs mais comme je souhaitais faire une tragédie, je me suis dis que tourner sous le soleil méditerranéen apporterait une dimension plus antique. Ici, le soleil joue, pour ainsi dire, le même rôle que dans « L’étranger » de Camus : sa présence fait tourner les têtes et réchauffe le sang. La présence de la mer renforce aussi l’idée que dès que l’on sort du quartier, on se retrouve dans un décor paradisiaque mais on est très vite contraint d’y replonger. Ces deux oppositions de décor évoque l’enfermement et crée une synergie, un rythme propice à ce genre de film. Pour l’image, plutôt que de donner au film un aspect documentaire, j’ai choisi un scope quasi « Fordien », qui évoque le western. Et pour la musique, le cliché aurait été d’utiliser du « Rap » à tout-va alors qu’au contraire, je voulais accompagner cette tragédie avec une tonalité lyrique mêlée à de la trompette, du violon et du violoncelle afin d’apporter une dimension quasi orchestral au film.

Et enfin, l’une des choses les plus surprenantes et immersives du film, c’est le langage de ces jeunes. Le langage de la rue, qui mélange plein de langues mais sans que l’on perde la compréhension des dialogues et du récit. Comment avez vous abordé cet outil là ?

Nous avons vraiment construit un bel échange au cours des ateliers auxquels nous nous sommes prêtés pendant des mois. Je leur apprenais à se tenir devant une caméra pendant qu’eux m’apportaient leur manière de parler, leur langage, leurs inventions et c’est grâce à cela que j’ai pu réécrire les dialogues du film et tourner avec une langue qui a évolué au cours de mes trois films car le langage des quartiers est ultra métissé. C’est un mélange d’arabe, de roms, de gitans, de français, de comoriens, sans parler du verlan en plus. C’est d’une inventivité, d’une richesse et d’une musicalité absolument inouïe.

Mais audible par le quidam.

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