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Billet de blog 10 mai 2021

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Non, Michel Houellebecq (à propos de l'euthanasie)

Le 5 avril 2021, Michel Houellebecq publiait dans Le Figaro une tribune défavorable à la proposition de loi «Pour le droit à une fin de vie libre et choisie». Inconsistant, contradictoire et dangereux, ce texte, qui se prévaut d'une hauteur «anthropologique» dénuée de substance, appelle réponse.

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Non, Michel Houellebecq.

Non, la société ne perd pas son honneur en aidant ses mourants à quitter ce monde dans la dignité, et elle ne se met pas non plus elle-même en danger de mort, ce faisant. C’est même très exactement le contraire.

Aujourd’hui, on sait atténuer la souffrance. Vous êtes le premier à le reconnaître, c’est même – surprise - votre principal argument contre le suicide assisté et l’euthanasie, argument technique vite asséné : puisqu’il y a la morphine et l’hypnose, l’euthanasie ne se justifierait pas. C’est faux, mais ça a le mérite d’être concret. Et pourtant, après quelques arguties théologiques, une évocation vite expédiée de Kant et du serment d’Hippocrate, quelques saillies paradoxales pour la galerie, soudain, la grande montée en généralité, le coup de force symbolique : « lorsqu’un pays - une société, une civilisation - en vient à légaliser l’euthanasie, il perd à [vos] yeux tout droit au respect. Il devient dès lors non seulement légitime, mais souhaitable, de le détruire ; afin qu’autre chose — un autre pays, une autre société, une autre civilisation — ait une chance d’advenir. » Rien que ça. En somme, selon vous, si la proposition de loi Pour le droit à une fin de vie libre et choisie, actuellement examinée par le Parlement, était votée et promulguée, il faudrait détruire ce pays. Et détruire les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, l’Espagne, la Suisse, la Colombie, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et dix États américains.

Inconsistante, ridicule, et néanmoins dangereuse avec cette conclusion violente, la morale civilisationnelle que vous prônez se pare d’une supposée hauteur anthropologique. C’est en réalité une morale zombie, l’écho d’un temps où mourir dans la souffrance et l’indignité était presque inéluctable. Il fallait sans doute la justifier, cette agonie, pour pouvoir adorer l’œuvre de Dieu malgré tout. Au Moyen-Âge, on mourait, souvent jeune, pour un oui ou pour un non, de la peste, d’une appendicite, en accouchant, ou d’une rage de dents, et sans soulagement possible quand les tourments s’étendaient dans le temps. Aucune échappatoire face à la souffrance, aucune indulgence pour le suicide, il fallait donc sublimer le supplice, lui donner sens, d’autant plus qu’on croyait bien souvent dur comme fer au paradis qui lui succédait (toutes mes excuses aux historiens pour ce résumé à la hache). Comment ne voyez-vous pas que laisser perdurer cette sur-moralisation de l’agonie, quand ses présupposés et son socle de croyances se sont évanouis, c’est succomber à la superstition, à la paresse intellectuelle et au manque d’empathie au profit d’une « certaine idée » de la société, hors sol, hors expérience ?

Pour ripoliner la façade du raisonnement, vous citez le Bardo Thödol des bouddhistes, plus connu sous le nom de Livre des morts tibétain, qui ferait selon vous de l’agonie la dernière chance de se libérer du cycle des réincarnations. Vous ne croyez pas non plus à la réincarnation, mais l’idée est plaisante. Elle esthétise le débat. Vous gagnez ainsi la lutte pour la formule qui claque, la plus paradoxale possible, le discours inclassable, ni vraiment religieux, ni agnostique, expression d’un anarchisme de droite mais supérieur, qui refuserait même cette catégorie, prise de position qui brouille en même temps toutes les cartes. Ne pas se faire prendre sur un terrain identifié, ne pas brandir de drapeau pour n’être jamais responsable, de rien. Esquiver.

Puisqu’on ne sait plus bien à quelles valeurs vous vous fiez - et on s’en moque, en effet -, puisque vous avez si mal lu la proposition de loi et son rapport de présentation, alors pourquoi ne pas essayer de parler de la réalité ? Je veux dire, de la réalité concrète, celle qui tache, celle où on se cogne contre les coins de table, on perd ses clefs de voiture et on remplit des formulaires Cerfa. Jusqu’ici, c’était plutôt votre point fort.

Ce que vous négligez pourtant, c’est bien la réalité de l’expérience vécue, de ces moments où souffrance physique et souffrance morale deviennent indissociables, et où la morphine n’aide plus en rien. Il y a 17 mois maintenant, ma mère nous quittait à l’âge de 66 ans, à l’issue d’un long débat mal embarqué avec le myélome - un cancer de la moelle épinière -, dont le pronostic était mauvais dès le départ. Elle a lutté 5 ans, avec un courage admirable, remontant même bien souvent le moral de ses proches, dans un renversement de la charge, un étrange judo dont elle avait le secret. Elle est devenue une experte de sa propre maladie. Elle a dépassé toutes les prévisions, étonné ses médecins. Mais le moment est venu où toutes les voies médicamenteuses se sont épuisées, toutes les options se sont fermées. Il a fallu se résoudre à mourir. Or, les conditions de ses dernières semaines de vie ont été une insulte à tout son combat. Son corps lâchait prise, recroquevillé sur son lit de douleur, dégradé, à peine secouru par les puissants antalgiques qui lui étaient administrés. La vie en elle était comme une asymptote, cette courbe qui, tout en se rapprochant indéfiniment du zéro, du moment fatal, ne parvient pas à crever son abscisse, la dernière frontière, ce grand vide qui fait peur. La seule issue, nous la connaissions tous. Elle répétait alors sans cesse qu’il fallait « que cela s’arrête ». C’était limpide. Elle n’avait aucunement les moyens et la force de mener cette opération finale seule. Et nous étions démunis face à une mécanique médicale qui reconnaissait à demi-mot ce qui était nécessaire, mais qui était avant tout préoccupée par ses protocoles, empêtrée dans ses procédures sécurisantes. Bien sûr, la légalité est une protection pour tous dans ces situations. Mais quand le cadre légal n’est pas adapté, il en résulte une souffrance encore plus absurde. Et cette aberration sape tout le sens du moment, menaçant aussi la cohérence de la vie qui l’a précédée.

C’est pourquoi votre erreur est si grave, Michel Houellebecq.

La signification « anthropologique » que vous donnez à cette souffrance multiforme est obsolète et vide. C’est bien le sens tout court qui est menacé quand la dignité d’une femme est en péril parce que personne n’ose regarder en face sa volonté de mourir. Heureusement pour elle et pour nous, ceux qui l’aimions, dans la toute dernière ligne droite de sa vie, nous avons rencontré un médecin remarquable et son équipe dédiée à l’hospitalisation à domicile, pour la mise en place d’une « sédation profonde », cette quasi-euthanasie qui ne veut pas se penser comme telle. Elle avait une vraie compréhension de la détresse de notre famille et de la colère qui m’habitait de ne pas pouvoir accompagner ma mère comme elle le méritait dans ses derniers pas. Mais malgré cette empathie, le « protocole », le fameux protocole, faisait sentir toute son hypocrisie. On nous a montré comment contrôler la machine qui envoie les « bolus » - des doses - de morphine et de sédatif, paramétrés dans des limites étroites visant à maintenir l’illusion que seul le sommeil est le but de l’opération, quand nous savions tous de quoi il s’agissait. Cette hypocrisie serait d’ailleurs moins inacceptable si elle n’avait pas pour conséquence d’étirer inutilement ce temps. Et surtout de faire du tout dernier épisode de cette vie - celle d’une femme forte, épanouie, pleine d’autorité naturelle malgré sa petite taille - une scène mal écrite, que nous devions interpréter comme si nous n’étions pas en train de faire ce que nous faisions, comme s’il ne s’agissait que d’endormir sa douleur quand il s’agissait en fait de mettre un point final à tout, de tirer l’asymptote vers le zéro absolu, enfin.

C’est de cette colère dont je me souviens à l’heure où j’écris : non, Houellebecq. Non. Vous vous trompez. Vous vous leurrez vous-même, d’ailleurs, avec ce discours qui n’est qu’une posture élégante, ces pirouettes alignées pour mieux préparer l’énoncé d’une fausse grande idée, de niveau « civilisationnel », et laisser pantois les contradicteurs.

Je ne suis pas naïf, jamais le tragique de la vie et le scandale de la mort, surtout quand elle vient avant son heure, ne pourront être abolis. Mais il serait lâche et idiot de ne pas faire ce qui est en notre pouvoir pour en diminuer l’atrocité à chaque fois que cela nous est possible, en donnant à chacun cette liberté de choisir quand son moment est venu. Je forme le vœu que la proposition de loi Pour le droit à une fin de vie libre et choisie soit votée largement, et promulguée, et que cette loi permette à tous ceux qui s’apprêtent à vivre cette expérience, commune et pourtant unique à chaque fois, de la rencontrer dans un cadre un peu plus serein, un peu moins absurde, un peu moins hypocrite.

 Nicolas Defoe

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