Il faut bien reconnaître que, dorénavant, du lever au coucher, toute notre énergie se passe à scroller sur nos écrans face à des idioties et des futilités à la chaîne. Du soir au matin, toute mon attention se concentre sur mes propres pensées. Elles sont omniscientes et omnipotentes. Le temps rapide et court a pris le pouvoir sur le temps lent et long. Dans ma bulle d’air, je suis un poisson rouge s’illusionnant face à son propre reflet et feignant de connaître le monde du dehors. Mes aspirations, mes avis, mes publications, mes mots, mes contrariétés, mes envies prévalent sur ceux d’autrui. Je peux faire ce que je veux. Où je veux. Quand je le veux. Nos priorités ont changé. Alors nous courons. Et lorsque ce n’est pas physiquement, une course effrénée mentale s’engage. Notre unique priorité, c’est nous. Nous seuls. Nous et seulement nous. Tout l’univers doit nous obéir, nous servir et être asservi à nos désirs.
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Nous vivons une époque formidable. À ce titre, la phrase de Claude Chabrol (cinéaste), La bêtise est infiniment plus fascinante que l’intelligence, infiniment plus profonde. L’intelligence a des limites, la bêtise n’en a pas, tombe à pic. Parce que les idiots ont envahi l’espace public. Dénués de capacité de réflexion et de bon sens, ils sont partout. Le constat est facile. Des comportements idiots fleurissent de toutes parts et en tous lieux : sur les trottoirs, sur les routes, dans les commerces, les assemblées, les écoles, les restaurants, les entreprises, les supermarchés… Les idiots sont si nombreux qu’ils façonnent les nouveaux paysages, les nouvelles cités, les nouvelles tendances, les nouvelles intolérances, les nouvelles lois. J’ai un exemple concret. J’en ai tous les jours. Mais celui-ci s’inscrit dans la durée. Depuis six mois, devant chez moi, le trottoir est fermé aux piétons. Les passants doivent traverser sur l’autre trottoir quelques mètres plus loin, soit en amont, soit en aval des travaux. Tous s’y refusent. Vieux, jeunes, ados, vélos, trottinettes, mères avec enfants… Ils préfèrent prendre un risque, mettre leur vie en danger et celles de leurs chérubins face à la circulation. Quand une automobile s’avance au pas vers eux, ils sont en colère, presque offusqués par cette situation qu’ils ont eux-mêmes générée. Et si l’envie vous prend d’oser dire quelque chose pour leur sécurité ou même klaxonner, gestes explicites et insultes fusent. Et l’on entend : « J’ai le droit ! J’ai le droit ! » Je m’interroge et reste songeur face à la bêtise. Prend-elle sa source dans l’indifférence ? Dans l’envie d’en découdre, d’enfreindre les règles ? Dans le je-m’en-foutisme ? Dans la paresse ? Dans un mélange de tout cela. Est-ce un fait propre à la région névrotique du Grand Genève ? Ou est-ce un effet plus insidieux et répandu ? Quelque chose m’échappe.
Sur le papier : une société riche, des gens éduqués, des bobos heureux, des retraités suractifs, des gamins gâtés, une nature à portée de main… mais plus d’identité commune, de racines historiques, de sens commun, de traditions culturelles, de partage social et donc une résurgence de comportements individuels égoïstes irraisonnés et déraisonnables. Selon moi, toute incivilité porte en elle un atome de haine et de rage en gestation. Et la technologie dans tout cela me direz-vous ? Les smartphones, tablettes, laptops, montres connectées, drones, marchandises électriques et autres ne changent rien à ce que nous sommes, à notre humanité, car notre nature demeure la même depuis la Grèce antique. Elle est mue par les mêmes émotions et sentiments. Ces outils technologiques ou instruments numériques sont l’expression et l’extension de ce que nous sommes et avons toujours été : des êtres humains. Aujourd’hui, centrés sur notre nombril, nous dérivons, emportés par la plus petite de nos émotions. Nous sommes soumis aux variations médiatiques comme les phoques sont soumis aux changements climatiques. Plus le temps de rien, ni celui de la rencontre, ni celui du lien avec notre famille, notre immeuble, notre commune, notre canton. Nous sommes animés par une intériorité étriquée, voire un néant spirituel. Aveuglés par nos égos démesurés, nous sommes devenus des individus revanchards, vindicatifs, plaintifs, fragiles, envieux, craintifs, suffisants, prévisibles, matériels, exigeants envers les autres. Et ce ne sont pas les algorithmes qui nous brossent toujours dans le sens du poil, ni même l’anthropomorphisme exercé sur nos animaux domestiques, à commencer par les plus dépendants, nos chiens, qui oseront nous contredire ou nous contrarier. L’idiocratie est à ce prix : l’abstraction de la diversité, de l’énergie et du vivant.
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Pourtant, vivre est une chance, un régal, un miracle, un combat, une responsabilité et une bénédiction. La vie est merveilleuse, riche et immense. Mais difficile de repousser les limites de ses perceptions, d’ouvrir son esprit, de s’extraire de sa propre densité et des apparences quand tout notre monde n’est qu’apparence. TikTok (et autres matrices similaires) est un tsunami sociétal. Décimée, la lecture. Abattu, le livre. Déracinée, la réalité de monsieur et madame Tout-le-Monde. Consommer, s’afficher, se faire plaisir envers et contre tout, se divertir est l’unique mot d’ordre. D’ailleurs, dans un monde illusoire et numérique où tout est fait pour que je me sente seul, unique, occupé et immortel, ne suis-je pas libre d’exercer comme je le veux mon super pouvoir dans mon bocal. Je peux faire ce que je veux. Où je veux. Quand je le veux. Comme je le veux. J’en ai le droit ! J’ai le droit ! Alors, pourquoi me soucier des autres ?
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