
Quel beau pays que cette France ! Partout où je roule, je découvre de magnifiques régions, de riches terroirs et de vives traditions. Les autochtones sont affables et sympathiques, les commerçants aimables et généreux. Le massif de l’Esterel déroule sa bobine panoramique. Ici, la nature comme les habitants semblent s’extraire d’une douce et longue torpeur. Pour un mois d’avril, le soleil cogne fort. La moto surfe sur l’asphalte brûlant. La côte resplendit. Le golfe de Saint-Tropez s’annonce, le

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célèbre Pampelonne, le phare de Cap Camarat… Je marque une pause à quelques encablures du Lavandou, à la plage de la Fossette. Ma motocyclette garée sur une bande de terre battue sur le bas-côté droit de la route, je retire mes gants, mon casque, quitte mon blouson. Je traverse la route, descends un petit chemin goudronné bordé d’un côté d’un bel espace de cultures maraîchères en agroécologie et de l’autre d’une villa. Une dame sous un chapeau de paille s’affaire entre les allées de plantations surélevées. Le goudron s’arrête. Le chemin s’ouvre sur une petite plage. Comme dans l’entrebâillement d’une porte, le bleu des flots s’offre en décor. J’enlève mes chaussures et remonte mon pantalon. Le sable est chaud. Peu de monde. J’avance de quelques foulées et mes pieds se fondent dans l’azur. Que de beauté. Je recule et me dirige vers un cabanon privé avec une grande terrasse surélevée. Quelques

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matelas sont occupés. Cris, panique, énervement, déception, une enfant s’imagine retenir les flots avec quelques coups de pelle et de râteau. À cet âge, la nature a encore le dernier mot. Je longe les parasols ouverts et monte les marches. Une jeune femme vient à ma rencontre. Une table est libre côté mer. Le lieu est chaleureux et élégant. Du raffinement et le soin du détail. Je m’installe.

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Une serveuse m’apporte la carte et m’indique le plat du jour. Je la parcours rapidement. Une musique chill out berce mes pensées. Je repense à ce petit livre, lu il y a quelques années, qui parlait de moments fougasse fugaces d’éternité qui parsèment nos existences. J’ai beaucoup aimé cette idée. Ces instants sont là, partout, ils passent en nous, devant nous, et nous avec. Parfois, nous les observons un peu de loin, un peu distants. Parfois, nous les ignorons. Ou bien encore, nous les accueillons, puis ils s’en vont ailleurs continuer leur chemin. La serveuse revient, je passe commande. Les yeux dans l’horizon, je m’oublie. J’observe les matelas, les gens, un paddle, les minots qui jouent au bord de l’eau, quelques chiens, la langue pendante et leurs maîtresses bronzées comme des toasts. Les accompagnements arrivent.

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Deux plats circulaires ocre. Des couleurs foncées… la ratatouille a sombre mine. Le riz, quant à lui, contraste par sa blancheur et propose une facette plus séduisante. Je plonge ma fourchette dans ce mini pâté de sable culinaire, quelques grains s’échappent, il est bon, léger et ferme à la fois. Son assaisonnement est parfait. Une gorgée d’eau. La mer est lisse et saisissante. J’entame ma ratatouille. Mon attention se dresse tel un soldat au garde-à-vous. Tous mes sens s’éveillent. Je freine ma déglutition afin de mieux faire durer l’onde de choc. L’uppercut, la claque, que dis-je, un moment d’éternité. Je ne suis plus moi ; je suis jardin potager, air, terre, soleil, goutte de rosée, humus, micro-organisme, bactérie, élément minéral, nutriment, lombric… Une tempête de goûts s’engouffre dans ma voilure pulmonaire. Plus âme qui vive. Plus personne autour de moi. Je suis seul assis sur une île déserte. Tout est bonheur, joie et amour.
La machine cérébrale est hors service. Mes sens ont pris le dessus. Juste sentir et ressentir. Toute composition repose sur l’alchimie de précieux ingrédients et la maîtrise du geste. Tant de saveurs, de tendresse, de douceur, de sensualité me traversent le corps. Le jardin des délices s’ébroue dans ma bouche. La création végétale est ronde, onctueuse, suave, chaude à souhait. Elle est délicieusement sensuelle. Elle transpire la fraîcheur d’un corps tendre, savoureux et torride à la fois. Chaque fourchette amène son lot d’explosions gustatives, de songes de nuits d’été dans une danse d’herbacées sauvage. Je n’ai pas envie que cela s’arrête. Je ne veux pas que ça s’arrête. Comme cet enfant sur la plage face à cette vague fougueuse, je vais faire un caprice. Le fond du plat approche. Il se rapproche tel un mur que l’on va heurter de plein fouet. Le temps s’arrête. La dernière bouchée. Jalousement, je ne relève pas le regard. Je ne veux ni perturbations ni interférences. Je veux encore moins qu’on me parle. La chose est consommée.
C’est terminé. Je racle délicatement les bords du plat. J’espère un miracle de ces restes alimentaires telle une résurrection. Mais rien. Je reviens les pieds sur terre ou plutôt sur le plancher. Je suis comblé. Un peu triste aussi. Peut-être suis-je tel un enfant trop gâté qui voudrait reprendre le sein de sa mère encore une dernière fois ? Juste une dernière danse… Comme pour mieux ressentir le goût de la vie. Ce moment d’éternité, cette parenthèse méditerranéenne me redonne goût à la vie, espoir en notre humanité bien malade. Le miracle est là, toujours, au détour d’un col, d’un sentier, d’une courbe, d’une halte, d’une nuit, d’une respiration, d’un regard, d’une discussion, d’un repas : renaître à soi, s’ouvrir à l’univers.