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Billet de blog 5 décembre 2025

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L'épuration qui vient, ou comment l'écologie est devenue une cible

Voilà des mois que le contexte politique, en particulier le champ de bataille que sont devenues l'agriculture et l'écologie, me hante. Pour ne pas rester sans rien faire, j'ai écrit un texte qui, je l'espère, contribuera à éclairer les dynamiques fétides actuellement à l’œuvre. Merci d'avance pour vos partages.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En octobre dernier, un couple d’éleveurs bretons m’a raconté comment leur fille adolescente, durant ses études agricoles, a été moquée et dénigrée par des camarades de classe. Parce que ses parents sont des «bios», elle était, aux yeux de quelques-uns, la «sale pute d’écolo» (sic).

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Il y a quelques jours, le nouveau président de la Coordination rurale, deuxième syndicat agricole français, déclarait publiquement : «Les écolos, la décroissance veulent nous crever, nous devons leur faire la peau.»

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Début novembre, Mediapart et Libération révélaient des images filmées par les caméras-piétons des gendarmes lors de la manifestation organisée en mars 2023 contre l’implantation de méga-bassines à Sainte-Soline. «Je ne compte plus les mecs qu’on a éborgnés», se réjouit un militaire. «Faut qu’on les tue», s’exclame un autre. Les manifestants sont qualifiés en chœur de «pue-la-pisse», d’«enculés», de «chiens» ou de «résidus de capote».

L’aspect le plus notable, dans ce florilège, est selon moi la jubilation qui semble animer certains membres des forces de l’ordre à l’idée de briser, de violenter, d’anéantir, ceux d’en face.

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En mars 2025, une vidéo «humoristique» était diffusée lors de l’assemblée générale des Jeunes agriculteurs de la Manche, syndicat affilié à la FNSEA, en présence du préfet de département. On pouvait y voir un agriculteur excédé par la visite dans sa ferme d’un agent de l’«Office du complot de la biodiversité». Le fonctionnaire finissait assassiné à coup de pelle et enterré à la hâte.

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Début février 2025, l’ancien président de la chambre d’agriculture de Loire-Atlantique s’en est pris violemment à une technicienne naturaliste venue effectuer des relevés dans une parcelle. «Les personnes comme toi méritent d’être égorgées», aurait notamment déclaré l’intéressé.

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Je pourrais multiplier les exemples. Chaque semaine charrie son lot de violences à l’encontre de celles et ceux qui, d’une façon ou d’une autre, se définissent comme «écologistes» ou sont identifiés comme tels.

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Pour certains, en France, les «écologistes» sont devenus des ennemis à abattre. Non pas seulement des adversaires politiques, mais des ennemis. Que l’on compare aux pires dictateurs sanguinaires (talibans, ayatollahs, khmers). Que l’on peut menacer. A qui l’on peut promettre la mort sans que cela déclenche l’activation de quelque cellule gouvernementale d’enquête et d’assistance. Sans que cela, non plus, suscite l’indignation des chroniqueurs les plus en vue.

Je rencontre depuis peu des hommes et femmes qui ont peur de revendiquer leur sensibilité «écologique». Je remarque, dans nos discussions, l’embarras, la honte, cette façon qu’ils ou elles ont de baisser le ton au moment d’évoquer leur «cause». Comme s’il s’agissait de criminalité organisée ! Comme s’ils pointaient chez Daech !

Entendons-nous bien : je ne parle même pas d’activistes pratiquant la désobéissance civile. Je parle de membres d’associations locales dédiées à la création d’un verger partagé. Je parle de bibliothécaires organisant des rencontres littéraires en lien avec le vivant. «Mais bon, disent-ils, nous, on n’est que des… écolos…»

Parfois même, ils utilisent, pour se désigner, l’insulte préférée de leurs détracteurs : «Ecolos-bobos.» Autant dire que les adversaires de l’écologie ont remporté la première bataille – peut-être la mère de toutes. Ils ont instillé le doute, l’effroi, la honte de soi.

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C’est ainsi que commencent les épurations – j’assume ce mot. C’est ainsi, du moins, que les épurations ont commencé, dans d’autres contextes. Le plat est indigeste, mais la recette est simple. Pour bien épurer, il faut d’abord essentialiser une catégorie sociale, ou ce qu’on considère comme tel.

Car «les écologistes», ça n’existe pas. L’écologie est un concept fourre-tout qui rassemble des citoyens sensibles à la faune, à la flore, à la fonge, aux paysages ou aux pollutions, ainsi que des scientifiques, des naturalistes, des membres de partis politiques (pas uniquement au sein du parti Les Ecologistes, puisqu’il y a des «écologistes» revendiqués ailleurs à gauche, de même qu’à droite et à l’extrême droite), mais aussi des militants (pacifistes ou non) ainsi que (c’est un comble)… bon nombre d’agriculteurs et d’agricultrices.

Pour bien épurer, il faut ensuite désigner cette catégorie comme responsable de maux en tous genres.

Éventuellement, tant qu’à faire, on peut la désigner comme responsable des maux contre lesquels se mobilisent une partie même des membres de cette catégorie : plus c’est gros, plus ça passe.

Une fois ces ingrédients réunis, il suffit de tirer à vue. Dans les discours, dans les médias, dans les livres : sulfater, cibler les nuisibles, nourrir leur honte d’être ce qu’ils sont, les laisser s’affaiblir eux-mêmes.

Alors, les dés sont jetés. Les hasards du temps et l’imprévisibilité des foules feront le reste.

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Je ne compare pas les époques. Je n’affirme pas qu’une épuration a lieu actuellement en France. Je constate simplement que des planètes sont en cours d’alignement. Que la mécanique s’enclenche. J’entends des éditorialistes, des élus, des décideurs, qui expliquent que les «écolos» sont la cause de tout et son contraire, alors même que lesdits «écolos» ne sont parvenus nulle part en Occident à imposer quelque transformation politique d’ampleur depuis que le concept d’écologie existe (tout au plus ont-ils enfoncé quelques coins dans la doxa productiviste et extractiviste).

L’épuration, si elle a lieu, ne prendra pas nécessairement la forme des purges hitlériennes ou staliniennes. Elle pourrait être totale ou partielle, judiciaire ou sociale, culturelle, politique, policière.... Cela pourrait demeurer strictement symbolique – c’est déjà beaucoup. Cela, aussi, pourrait s’achever en bain de sang.

Aux USA, le coup d’envoi a été donné. Donald Trump a fait licencier des milliers de fonctionnaires et de scientifiques chargés notamment d’étudier l’évolution du climat, quand il ne les a pas publiquement calomniés. Des météorologues, accusés de «créer» (oui !) les ouragans qui ont dévasté certaines régions du pays, ont été menacés de mort. Etc.

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Le processus s’est mis en place de façon insidieuse. Aucun lobby, aucune multinationale, aucun parti politique n’a publiquement déclaré la guerre à l’écologie. Évidemment que non. Ils auraient trop à perdre, notamment parce que la population mondiale se montre très concernée par ces questions. Selon le People’s Climate Vote 2024, la «plus vaste enquête d’opinion indépendante jamais réalisée sur le changement climatique», commanditée par les Nations unies, «80% des personnes dans le monde souhaitent que leur gouvernement mène une action plus forte face à la crise climatique.»

Dans ce contexte, les fossoyeurs de l’écologie ne peuvent qu’avancer à demi masqués.

Dans un double mouvement, ils bénéficient de l’inaction politique en même temps qu’ils l’encouragent. Cela crée de la confusion, qui nourrit des colères, qui elles-mêmes ajoutent à la confusion, le tout formant un magma lourd qui alimente la violence.

En France, l’agriculture et la ruralité sont devenues les terrains privilégiés de cette «expérience» sociale d’une grande explosivité.

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J’ai la chance d’évoluer entre ces deux mondes (qui, dans l’absolu, n’en forment qu’un) : écologie d’un côté, agriculture de l’autre. Fils d’éleveurs laitiers, j’ai conservé un lien fort à la terre et aux gens qui en vivent. Je réside dans une commune rurale de Bretagne.

En tant que journaliste, je suis amené à échanger presque quotidiennement avec des agriculteurs et agricultrices aux quatre coins du pays. Certains sont devenus des amis. Parfois, le dialogue est rude. La plupart du temps, y compris lorsque nos diagnostics divergent, nous parvenons à nous entendre et, accessoirement, à bien nous marrer.

De longue date, en tant que journaliste mais aussi en tant que citoyen et, plus simplement, en tant qu’humain, j’ai développé un intérêt pour le vivant en général et pour la façon dont nous interagissons avec lui. On pourrait me qualifier d’écologiste. J’assume.

Depuis ce poste d’observation, je vois le Piège qui se referme.

Nous sommes tombés dedans collectivement, fleur au fusil, naïveté en bandoulière.

Le Piège n’est pas le fruit du hasard. Il constitue l’aboutissement d’un processus engagé il y a plusieurs décennies, et qui a pris une nouvelle tournure depuis le début des années «affreuses, sales et méchantes», pour reprendre les mots du philosophe Dominique Bourg, autrement dit les années 2020.

Le Piège ne porte pas de nom. Des historiens se chargeront peut-être, dans les années à venir, de le définir avec précision.
En attendant, il est possible d’en identifier quelques rouages.

Les choses se sont déroulées, selon moi, en quatre temps :

*Multiplication des périls écologiques et prise de conscience citoyenne

*Début d’une prise en compte politique des questions écologiques

*Contre-offensive des principaux bénéficiaires du statu quo, incluant la désignation de boucs émissaires

*Reculs politiques, confusion et colère généralisées, blocages idéologiques, chasse aux sorcières

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Dans les années 2010, en France et en Europe, les vents soufflaient (timidement) en direction du changement. En matière d’agriculture, d’alimentation et plus globalement d’écologie, des prises de conscience avaient lieu. Les rapports de force évoluaient (un peu) en faveur d’une transformation de nos sociétés.

Ça n’était pas la révolution, ça n’était pas une rupture civilisationnelle, mais c’était suffisant pour faire vaciller le modèle agricole et alimentaire dominant, à savoir le productivisme agro-industriel, et ses principaux bénéficiaires, soit une partie de l’élite socio-économique au sein du monde agricole, ainsi que les multinationales de l’alimentation, des pesticides, des engrais, des semences et du machinisme.

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La partie émergée de l’iceberg était la montée en puissance de l’Agriculture biologique. Rappelons que le «bio» répond à beaucoup d’impasses techniques et écologiques actuelles en matière d’agriculture – je ne développerai pas cet aspect ici, mais les sources sont nombreuses. Et qu’il pourrait parfaitement, moyennant une planification, un accompagnement des acteurs, ainsi qu’une évolution globale de notre alimentation, «nourrir le monde». Il nourrit déjà, d’ailleurs, une bonne partie de la planète. De nombreuses études ont démontré cela et l’Organisation des Nations unies l’a écrit noir sur blanc.

Mais l’Agriculture biologique a un défaut majeur : elle suppose, en cas de généralisation et d’articulation à une approche agricole «économe-autonome» territorialisée, une remise à plat des structures de domination inhérentes à nos systèmes agricoles et alimentaires. Qui plus est, elle ne fait pas les affaires des fabricants d’engrais et de pesticides, des vendeurs de soja, ni celles, entre autres, des conseillers en agriculture hyperconnectée. C’est même tout l’inverse : elle pourrait, à terme, tuer leur business (tout en créant des emplois par ailleurs).

Alors, le vieux lion a rugi. Le système, dans un réflexe d’autodéfense, a fourbi ses anticorps. Ce fut un mouvement brutal et opportuniste, une offensive bigarrée, à l’échelle européenne, avec pour effet plus ou moins direct, entre autres, d’alimenter l’offensive contre l’écologie et les écologistes.

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En France, la FNSEA, comme à son habitude, a servi non pas de matrice, mais plutôt de ciment à cette contre-offensive. Par exemple en reprenant à son compte le concept d’agribashing, utilisé pour la première fois en 2016 par un consultant pro-agro-industrie.
L’agribashing était bien pratique : il permettait d’assimiler toute personne remettant en cause le système agro-industriel… à un ennemi des agriculteurs, voire de l’agriculture et, tant qu’on y était, de la ruralité dans son ensemble. Bien joué ! Les «écologistes», évidemment, faisaient partie des cibles.

A partir de 2019, le gouvernement français, fragilisé par la crise des Gilets jaunes, en mal de soutien dans le monde rural, s’est engouffré dans la brèche et a repris le narratif à son compte, allant jusqu’à créer… des observatoires départementaux de l’agribashing, sous l’égide des préfets.

Il a été démontré, quelques années plus tard, que lesdits observatoires n’avaient pas observé grand-chose, mais qu’importe. La manœuvre a permis à certains protagonistes d’entretenir la confusion, de calmer les ardeurs citoyennes et militantes et, ainsi, de GAGNER DU TEMPS.

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L’«agribashing» était une sorte de feu d’artifice inaugural. Il préfigurait les joyeusetés à venir, en France et en Europe.

Pour faire dérailler le train fragile de la transformation écologique, l’industrie a utilisé des armes rustiques mais redoutables, déjà déployées pour repêcher l’amiante, le tabac et les énergies fossiles : déni, mensonge, manipulation, instrumentalisation, désinformation, utilisation de «relais» pseudo-scientifiques ou pseudo-journalistiques, désignation de boucs émissaires.

On peut se faire une idée de la sidérante ampleur de cette contre-offensive en consultant les enquêtes que les ONG Corporate Europe et De Smog ont consacrées au torpillage du Pacte vert européen par les lobbies agro-industriels, alliés à la Copa-Cogeca, le principal syndicat des agriculteurs et coopératives du continent, dont la FNSEA constitue l’un des fers de lance.

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La stratégie de l’industrie a notamment consisté – vieille recette – à agiter le spectre de la famine. Il s’agissait de faire croire que si l’on changeait de modèle… nous allions mourir de faim.

C’était scientifiquement infondé, c’était gros, c’était dégoulinant d’opportunisme, mais ça faisait vibrer des cordes sensibles. C’était d’autant plus efficace que cela intervenait alors que des chocs géopolitiques de grande ampleur nous percutaient : épidémie de Covid, guerre en Ukraine, élection de Trump…

Ces chocs ont régulièrement été présentés comme les raisons pour lesquelles la transformation écologique, finalement, tout bien réfléchi, ne pouvait pas avoir lieu, ou bien pas aussi vite que prévu, pas aussi fort… Il me semble qu’en vérité, ils constituent des opportunités, des prétextes, permettant aux fossoyeurs de cette même transformation de sortir les bulldozers sans en donner l’air.

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Dans ce contexte, beaucoup de décideurs se sont retrouvés, au choix, galvanisés ou tétanisés. Conseillés plus moins directement par les lobbies, influencés par la petite musique «anti-écologie» ou confortés dans leur propre vision productiviste, ils et elles ont choisi la méthode la plus «simple» à court terme, mais aussi, à mon sens, la plus dangereuse à moyen et long terme : ne rien changer, s’appuyer sur les entités dominantes, caresser la si complexe corporation agricole dans ce qui est communément admis comme étant son «sens du poil» et, accessoirement, désigner des boucs émissaires pour flécher les colères.

C’est ainsi qu’est née la cellule de gendarmerie Demeter, chargée notamment d’opérer un «suivi des actions de nature idéologique» des militants écologistes. C’est ainsi que des manifestants ont pu être qualifiés par un ministre de l’intérieur d’«écoterroristes».

C’est ainsi que le concept de «souveraineté alimentaire» a été dévoyé pour servir, précisément, la cause inverse de celle qu’il sous-tendait à la base. C’est ainsi qu’un label sans ambition ni objectif clair, trompeusement baptisé «Haute valeur environnementale», a été créé par le gouvernement, rajoutant à la confusion.

C’est ainsi que l’Agriculture biologique, considérée par certains comme un simple «marché», et non comme un objectif stratégique, a été livrée en pâture à toutes les prétendues «mains invisibles» du libre-échange mondialisé, en plus d’être attaquée par des figures médiatiques complaisantes.

C’est ainsi, selon la Cour des comptes, que les aides publiques aux démarches agroécologiques n’ont jamais atteint le niveau des ambitions affichées en la matière.

C’est ainsi que la loi Duplomb, qui vise davantage au renforcement de la fuite en avant productiviste qu’à la résilience de notre agriculture par temps de crise, a pu être votée.

C’est ainsi qu’aucun objectif en matière de réduction des pesticides n’a été atteint, ces dernières années, et que l’indicateur chargé de quantifier leur utilisation a finalement été remplacé par un autre, considéré par l’Inrae comme défaillant.

C’est ainsi, surtout, que le volet agricole du Pacte vert européen, probablement la politique la plus modestement ambitieuse jamais élaborée sur notre continent en matière d’évolution des modes de production et de consommation, a été dézingué par les lobbies agro-industriels et leurs complaisants relais à Bruxelles, Paris, Berlin ou Rome…

C’est ainsi que «les tenants d’une écologie punitive et décroissante» ont été désignés, entre autres, par le premier ministre français Jean Castex, comme des freins à l’avènement d’une écologie «à la française».

Enfin, c’est ainsi qu’une journaliste du Point, connue pour ses prises de position pro-agro-industrie, a pu écrire dans un livre : «L’écologie politique est le courant de pensée faisant courir le plus de risques à notre pays.»

Mesurons bien le poids de ces mots : «Le plus de risques»...

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Bien entendu, les artilleurs de l’extrême droite, à commencer par les éditorialistes de l’empire Bolloré, ont participé à la mise au pilori. Plusieurs fois épinglée par l’Arcom pour avoir diffusé des propos climatosceptiques, la chaîne CNews est devenue le point de convergence d’un certain nombre de hurleurs qui, tels Pascal Praud, déplorent l’action de «toutes ces associations écologistes» qui «en permanence pointent du doigt ce monde agricole, veulent nous faire manger de l’herbe, du tofu et du quinoa, qui refusent tout».

Voilà l’«écologiste» assimilé à une sorte d’ennemi de l’intérieur. Un perturbateur qui voudrait imposer au peuple de devenir ce qu’il ne veut pas être, voire ce qu’il ne peut pas être.

Toute ressemblance avec d’autres catégories actuelles d’«ennemis de la Nation» n’est pas fortuite.

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Il faut dire que les «écologistes» ont un profil idéal.

Avant même que le Piège se referme, leur cote de popularité n’était pas partout au beau fixe.

Beaucoup d’entre eux prônent de longue date un changement radical de nos modes de vie. Si l’on en croit les données scientifiques disponibles, un tel projet s’avère plutôt lucide, pour la simple raison qu’il faudrait l’équivalent d’environ trois planètes si tous les Terriens vivaient comme des Français, et cinq planètes si nous vivions tous comme des Etats-Uniens.

NOUS NE POUVONS DONC PAS CONTINUER AINSI : c’est matériellement, biologiquement, impossible.

Faire accepter cette réalité nécessite cependant de déconstruire la religion de l’abondance, du matérialisme, du consumérisme et de l’anthropocentrisme qui imprègne nos sociétés, ce qui n’est pas une mince affaire.

Par ailleurs, cette réalité dissimule de très importantes disparités sociales et d’énormes différences d’empreinte écologique au sein même des États, ainsi que des rapports de force extrêmement inégaux entre ceux qui subissent les conséquences des impasses actuelles et ceux qui en bénéficient le plus.

Dès lors, la «stratégie des petits pas» et des «gestes individuels», portée par une partie des sphères écologistes, a braqué beaucoup de citoyens, parmi lesquels des agriculteurs et agricultrices, qui y ont vu une approche injuste et inefficace.

Qui plus est, un certain nombre d’élus et de militants écologistes ont, par méconnaissance des réalités agricoles et rurales et/ou par manque de vision globale, eu le don d’utiliser des formules stigmatisantes et de défendre des propositions vagues qui ont nourri la défiance.

Le journaliste Eric Aeschimann a décrypté certains de ces écueils dans Les Vipères ne tombent pas du ciel, l'écologie au défi des classes populaires (Les Liens qui libèrent, 2025).

Tout cela justifie-t-il que «les écologistes» soient désignés comme des ennemis auxquels il faudrait «faire la peau» ? Chacun jugera.

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Dans le même temps, beaucoup d’agriculteurs et agricultrices ont été pris en tenaille, d’un côté par l’impératif de production, de l’autre par les enjeux écologiques. Quand on travaille 60 heures par semaine, qu’on investit des centaines de milliers d’euros dans une infrastructure «aux normes», qu’on nourrit une partie du pays et qu’on est qualifié de pollueur et d’empoisonneur, la pilule est amère.

A cela s'ajoute le fait qu'une partie importante de la profession (quoiqu'on en dise, à nouveau) n'a pas, ou peu, été formée aux enjeux agroécologiques, écosystémiques et de biodiversité. Ça n'est pas un jugement de ma part. C'est factuel. Il n'est pas anodin que les structures de formation et d'encadrement des agriculteurs et agricultrices soient, depuis des décennies, liées de très près aux entités agro-industrielles. A ce sujet, l'enquête sur l'enseignement agricole en Bretagne publiée en novembre 2025 par Splann ! est édifiante.

En l’absence de choix politique et sociétal clair en matière d’agriculture, ceux et celles qui nous nourrissent ont été priés de faire, en même temps, des choses parfaitement contraires (par exemple, utiliser des pesticides de synthèse et sauver les insectes).

C’est ingérable. Cela s’appelle la dissonance cognitive.

Cela alimente un ressentiment que vient percuter l’instabilité provoquée par les chocs économiques et environnementaux, notamment les canicules et inondations (chocs accentués par le dérèglement climatique dont, rappelons-le, l’une des causes majeures à l’échelle mondiale est… l’agriculture industrielle elle-même).

Faute de débouchés politiques, la colère accumulée peut se diriger vers le premier épouvantail opportunément mis à disposition : «les écologistes», par exemple.

Cette non-politique, ces mensonges, ces manipulations, ces mises à l’index, ont à la fois pour conséquence de braquer les citoyens les moins favorables au changement et de démoraliser les pionniers des transformations écologiques. En matière d’intérêt général, c’est une affaire perdant-perdant.

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Paysans engagés dans des démarches agroécologiques, restaurateurs, élus locaux, entrepreneurs, parlementaires, fonctionnaires des ministères de l’agriculture et de l’environnement... J’ai rencontré, ces derniers mois, beaucoup de protagonistes des transitions agricoles et alimentaires qui semblaient littéralement «sonnés», comme s’ils avaient pris un uppercut en pleine gueule sans avoir été informés au préalable qu'on les avait placés sur un ring.

Dans les années 2010, ils avaient entraperçu une évolution du rapport de force en leur faveur. Ils considéraient qu’une partie du chemin avait été fait. Ils constataient que leurs combats, hérités parfois de ceux de leurs parents, commençaient à porter leurs fruits. Et... paf. Ils se sont retrouvés, en l’espace de deux ou trois ans, entre 2021 et 2024, quasiment à la case départ, sans pouvoir expliquer comment tout avait déraillé.

Ils semblaient hagards. Déboussolés. 

Ça n’était pas, à l’évidence, parce que leurs rêves et leurs démarches n’avaient pas de sens ; ça n’était pas nécessairement parce que leurs projets n’étaient pas viables. Non. C’est qu’ils avaient pris une méchante torpille dans le dos. Victimes d’une contre-offensive délibérée s’ajoutant à une sorte de dilettantisme politique court-termiste, ils avaient été trahis et humiliés.

Parmi ces déboussolés figurent des adhérents et même des cadres de la toute-puissante FNSEA – j'en ai rencontrés – qui pointent au « grand syndicat » par tradition ou parce qu'ils considèrent qu'ils ont un rôle à jouer pour faire évoluer les choses de l'intérieur, mais qui se disent écœurés par la tournure récente des événements.

N'oublions pas que la FNSEA est en position hégémonique dans toutes les instances agricoles, en France, avec seulement 46% des voix du collège des chefs d'exploitations, pour environ 45% de participation. Soit, au final... 20% des agriculteurs et agricultrices inscrits sur les listes électorales.

Le premier «étendard» agricole de France est donc l'abstention. 

En 2024, le think-tank Shift Project révélait les résultats d'une très vaste enquête menée auprès de la profession agricole française. Ils montrent que «plus de 80% des répondants souhaitent adopter des pratiques agronomiques plus durables», et que et «seulement 7% déclarent ne pas souhaiter s’engager ou accélérer la transition de leur exploitation». Autre enseignement, qui n'est pas véritablement une surprise : 86% des répondants réclament, pour effectuer cette transition, des «objectifs clairs et stables.»

***

Nous en sommes là.

Plutôt que de reconnaître ses impasses et d’envisager lucidement sa propre transformation, le système a offert le spectacle balourd de son propre raidissement. Il s’est arc-bouté.

Qu’importent les dommages moraux, humains, environnementaux : à ce stade, le système semble avant tout préoccupé par sa propre survie.

En désignant des boucs émissaires, il est parvenu à opposer entre eux des groupes sociaux dont les intérêts s’avèrent pourtant, à bien des égards, parfaitement convergents : nourrir les humains, s’assurer que nos descendants pourront habiter la seule planète habitable à quelques milliards de kilomètres à la ronde.

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Pendant qu’écologistes et paysans s’écharpent, pendant que les uns subissent les assauts des autres, les vrais bénéficiaires des vrais problèmes agricoles et écologiques récoltent les fruits de la discorde : ils gagnent du temps. Les affaires continuent comme si de rien n'était.

Le moment venu, les plus privilégiés d’entre eux pourront même échapper, un peu, pour quelque temps, aux conséquences écologiques et sociales de leur stratégie du chaos, depuis leurs villas bunkérisées de Suisse ou de Nouvelle-Zélande. Le problème – notre problème – est qu’ils ont enclenché au passage un processus d’une extrême inflammabilité.

Il me semble que les victimes malgré elles de ce théâtre d’ombres gagneraient à prendre conscience des véritables termes du rapport de force. Et que les deux «mondes», écologie et agriculture, finalement citoyens et citoyens, citoyennes et citoyennes, gagneraient à ouvrir des canaux de discussion sans concession mais loyaux, hors des chapelles habituelles, ainsi, pourquoi pas, qu’à conclure de nouvelles alliances autour de projets clairs. Plus facile à dire qu’à faire ? Certes. Mais il est rarement aisé de s’extraire d’un piège.

Nicolas Legendre, journaliste, auteur de Silence dans les champs, prix Albert-Londres 2023

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