L’ouvrage de Bimbenet intitulé Le complexe des trois singes est une tentative d’envelopper le vivant et sa compréhension contemporaine sous le prisme de la philosophie héritée platonico-hégélienne. Il vise surtout à affirmer la singularité de l’homme comme extra vivant, dont les productions sociales et psychiques créent une césure par rapport au reste du monde vivant animal.
Cet écrit possède deux vertus. Il nous permet en premier lieu, d’éprouver notre adhésion à la pensée spinozienne, son écrit étant tout d’abord a-spinozien ne le citant jamais, puis finalement anti spinozien car pour Bimbenet l’essence de l’homme n’est plus de persévérer dans son être comme tout vivant. L’homme diffère du vivant par sa capacité à se décentrer du monde définissant un monde des objets communs (objets matériels ou linguistiques) p236 permettant un agir empirique et institué socialement, à l’origine d’un universalisme. Le monde, d’un point de vue extérieur, apparaît alors en toutes choses égales.
L’essence de l’homme n’est plus dans l’agir pour persévérer dans son être, mais repose sur son intégration sociale. L’agir n’est plus alors la finalité du vivant homme car médiatisé par l’univers social p236.
Bimbenet récuse le naturalisme qui considère que « rien de ce qui est humain n’est étranger à l’empire des lois naturelles. » (p37) Il considère que les inventions sociales ou historiques comme « l’interaction rationnelle réglée (à définir), l’inconscient psychique, le symbolisme social ou l’évènement historique » ne sont pas réductibles à des lois biologiques. (p48) Bimbenet évoque ici le concept d’émergence cher à Edgar Morin et Cornelius Castoriadis sans les citer. « Il existe une irréductibilité de la chosification à la causation » pourrions-nous dire en citant Philippe Caumière dans son explication de Castoriadis. C’est-à-dire que l’on ne peut remonter le fil explicatif d’une création, bien que l’on ait en notre possession l’ensemble des éléments, des ingrédients nécessaires au processus de la chose créée. Mais Edgar Morin n’en fait pas le propre de l’homme, ainsi use-t-il de la fleur pour expliquer son concept d’émergence. Récemment on a remonté le fil phylogénétique de la chauve-souris, définissant ainsi le moment de son envol dans l’histoire du monde animal, mais l’on serait bien en peine de définir les causes à l’origine de cette distinction phylogénétique.
Bimbenet poursuit sa charge contre la naturalisme en le réduisant à la reproduction du code génétique. Il ne tient pas compte de toute les découvertes relevant de l’épigénétique, de toutes les influences extérieures au corps qui le modifient, relevant de l’écosystème, influence atmosphérique, présence d’une population de prédateurs ou non, régime alimentaire en fonction de la faune et de la flore environnante etc… qui modifièrent la nature de chaque espèce du vivant au fil des millénaires. L’auteur n’envisage aucun mécanisme de production du vivant sur le plan d’immanence de la biosphère comme l’exaptation , l’autoproduction etc… Bimbenet considère l’influence environnementale uniquement pour expliquer l’évolution de l’humain et non du reste du monde animal. (p51) Or c’est en partie au travers de nos connaissances sur l’animal que nous avons pu déduire une influence environnemental sur le devenir humain. Et l’on ne peut pas regretter comme l’auteur une perte d’autonomie des sciences humaines par rapport aux sciences de la vie (p57).
Le concept de décentrement du monde est la seconde qualité de l’ouvrage. Il nous oblige en effet à nous interroger sur une réalité de nos sociétés contemporaines à savoir la perte au moins partiel de l’élan vital qui est censé nous animer. Mais Bimbenet est non vitaliste, en bon continuateur de la philosophie héritée (comme dirait Castoriadis), il ne voit dans ce décentrement au monde qu’une vertu, celle de définir un universalisme commun, qui rend toute chose égale, d’où découle une morale (que toute chose soit jugée également), c’est-à-dire un agir pour intégrer le reste du monde vivant extra-humain sous la morale anthropocentrique. L’essence de l’homme n’est plus dans un agir mais dans sa capacité à constituer une morale permettant d’agir…
Bimbenet n’en dira pas plus sur l’essence de l’homme se refusant à toute pensée holistique, à faire système. Il se refuse par ailleurs à choisir entre la transcendance idéaliste et le monisme immanentiste, mais il revendique par la suite la transcendance de l’idéalité (sic). De même il regrette que l’évolutionnisme ait fait le deuil des essences, car si les espèces possédaient de telles essences, l’évolution graduelle serait impossible (p149). Or Spinoza propose un concept d’essence susceptible de s’auto affecter permettant aux corps évolutifs de conserver une essence et donc une nature propre. Bimbenet n’est pas dualiste mais il objecte aux anti dualistes que leur déni du dualisme est encore une forme de reconnaissance du dualisme. La question ontologique portant sur le dualisme n’a finalement que peu d’intérêt. Mais ce sont les conséquences bien réelles de cette transcendance qu’il s’agit de combattre à savoir l’asservissement de toute chose.
Bimbenet s’arqueboute à définir une spécificité de l’homme non pas parce que l’homme domine de fait le reste du monde des vivants dans la biosphère ( ce en quoi consisterait la bonne démarche reflexive), mais parce que les créations humaines dépassent le cadre du vivant. L’homme a inventé le langage et la politique selon Bimbenet. Nous ne reviendrons pas sur l’obscure et aride linguistique qui oscille entre un structuralisme dur et une métaphysique des relations dont se sont emparés les lacaniens pour la plus grande joie drolatique de tous. La chose politique est extra vitale selon Bimbenet alors qu’il s’agit bien de la science des relations inter affectives, un donné du vivant. N’est-ce pas Alcibiade qui définit le politique comme la communauté d’amis contre Socrate? Bimbenet a lu Platon en platonicien et n’a pas lu Spinoza. Il n’envisage pas la noosphère s’étayant sur la biosphère, sur le vivant. Le vitalisme est réduit à un zoocentrisme.
Nous aurions apprécié une confrontation entre sa conception de l’extra vivant humain, à la pensée vitaliste. Mais il préfère aborder le vitalisme par un tour de force l’associant à la perte des valeurs sociétales, réduisant la société à l’affirmation de la vie… des besoins biologiques prenant Zarathoustra pour témoin! (P133) Le vitalisme n’est plus alors qu’une biopolitique.
Et l’auteur de s’attaquer à l’animalisme (la pensée que tous les vivants animaux sont égaux dont l'homme) considéré manifestement comme s’inscrivant dans une forme de vitalisme ou de naturalisme. C’est oublier que les activistes animalistes se revendiquent moins d’une pensée biologique évolutionniste qui n’affirme nullement l’égalité des vivants, mais bien du transcendantalisme universel anthropocentrique (définit par l’auteur) qui implique une morale bienveillante au monde vivant dominé par l’homme.
A l’autre extrême pour affirmer la singularité de sa pensée, Bimbenet évoque le mouvement queer l’associant à un transcendantalisme idéaliste déconnecté de tout vitalisme, une affaire de construction sociale en somme. C’est une fois encore omettre la possibilité d’inscrire le mouvement queer ainsi que toute production sociale, comme une modalité du vivant au travers de l’imaginaire institué et de leur désir propre.
Car l’imaginaire est bien une modalité du vivant, un artifice que le monde animal a développé. Quelles seraient autrement ces images produites par les animaux et les végétaux pour leurrer soit leurs proies soit leurs prédateurs, soit leurs pollonisateurs? Ce sont bien des images produites pour montrer ce qui n’est pas réellement présent. On peut concevoir cela comme un proto imaginaire, car l’imaginaire est la capacité de voir ce qui n’est pas et non de montrer ce qui n’est pas. Les traces digestives mais aussi olfactives permettent au animaux d’affirmer leur présence alors qu’ils ne sont plus là. De là, s’institue le territoire de chaque meute de loups par exemple, grâce aux traces qu’il laissent à la frontière ainsi reconnue par les autres meutes. Il s’agit bien d’un processus imaginaire où l’animal voit son adversaire alors qu’il n’est pas présent. Processus qui définit une norme imaginaire, la frontière. Cette capacité institutive et normative n’est déjà pas le propre de l’humain. Mais l’imagination n’atteindra jamais que la surface des choses… (p269) selon Bimbenet. Einstein et ses expériences de pensée en est réduit à la surface des choses.
Cependant Spinoza définit deux types d’imaginaire, l’imaginaire passif qui n’a pas conscience que l’objet imaginé n’est pas présent et l’imaginaire actif qui a conscience que l’objet représenté n’est pas présent. L’imaginaire actif est une vertu pour Spinoza susceptible donc de participer avec la raison à toute augmentation de la puissance d’agir de l’être. La question irrésolue est de savoir si l’animal a conscience en humant les déjections de l’adversaire que l’autre n’est pas présent ou considère-t-il ces déjections comme étant une partie intégrante du corps de l’animal adverse? Bref l’animal maîtrise-t-il l’imaginaire actif qui a conscience de la non présence de l’objet imaginé? Pourquoi une telle interrogation? Parce que nous considérons que l’imaginaire actif conscient de manipuler un objet qui n’a pas de réalité effective participe de ce décentrement par rapport au monde, vanté par Bimbenet.
Mais là où l’imaginaire actif est une vertu car il garde les pieds bien ancrés dans la réalité si l’on peut dire, ce n’est pas forcément le cas du décentrement. Car il ne permet pas seulement d’avoir un regard extérieur au monde, il rend aussi l’observateur extérieur au monde, désengagé, désaffecté, dévitalisé. Le décentrement opéré par exemple par la direction de France Télécom dans sa gestion de réduction de sa masse salariale de 22000 salariés en 2 ans qui aboutit à la condamnation de ses dirigeants, ne relève pas d’un universalisme bienveillant et altruiste.
Bimbenet aurait pu reprocher aux animalistes de ne pas se soucier des relations inter humaines. L’homme étant un animal comme un autre, aurait dû bénéficier de leur attention bienveillante, mais Bimbenet ne s’en soucie guère non plus manifestement. En redéfinissant la place de l’homme dans la nature, c’est bien de la nature de l’homme dont il est question et donc en premier lieu de la nature des relations inter humaines.
Le décentrement vers un universalisme commun aurait pu être une idée séduisante car la reconnaissance d’une chose commune provoque une attirance des êtres entre eux à la base de la communauté. Mais son universalisme commun ne fait pas communauté étant par définition dénué d’affects, il lui manque le liant affectif indispensable. Il aboutit à une morale bienveillante en raison de l’altérité radicale qu’il induit, relevant d’une prouesse fumeuse et éculée hegelo-lévinassienne, mais en aucun cas de la réalité effective des choses. D’ailleurs si le décentrement vers un universel commun est bien le propre de l’homme, le triste constat de la marche de l’humanité, montre bien qu’il n’induit pas un comportement altruiste systématique. Le problème de la philosophie est qu’à force de voir ce que les autres ne voient pas, tout repère avec la réalité est compromis. Les sciences dites dures l’ont bien compris en imposant dans les critères de vérités une expérimentation indispensable, c’est-à-dire un retour sur le réel. La philosophie seule (avec la théologie), depuis la rupture hégélienne est désaliénée du réel. Ce qui permit à un Markus Gabriel de conclure par un tonitruant autosatisfecit « le monde n’existe pas ». Aporie de la philosophie.
L’intérêt de la French theory est d’avoir su réinterroger les autres domaines scientifiques dans une pensée philosophique afin de reprendre pieds dans la réalité. L’iconoclaste Badiou autoproclamé héritier de la French theory mais avec une gesture platono-paulino-maoïste, a pour sa part jeté son dévolu sur les mathématiques qui offrent cependant la particularité de considérer le réel, comme un cas particulier.
Le décentrement au monde offre une image singulière de la réalité qui n’est pas son exact reflet. Car le réel est constitué en strates, en reliefs, en points d’énergie d’intensité variables, en connexions intimes, rhizomiques dirait Deleuze, en flux qui s’organisent, en affects qui percutent les corps, en corps qui s’actualisent révélant leur nature propre. Chaque mouvement, chaque transfert d’énergie se fait évènement, d’intensité variable, de valeur inégale sur le plan d’immanence, ce qui nécessite de définir la nature de l’objet observé ainsi que celle de l’observateur pour en évaluer la justesse, la pertinence et l’utilité. Revendiquer un universalisme ne peut être qu’une affirmation anthropocentrée, qui ne s’évalue que du point de vue de l’intérêt humain. Bimbenet ne dira pas autre chose, il revient bien à l’homme de définir ses relations avec le monde animal en fonction de cet universalisme. Car il est le seul animal à avoir accès à un tel universalisme.
La réalité est perfection disait Spinoza. Cette assertion pourrait correspondre à l’universalisme égalisant de Bimbenet. Cependant il n’en est rien. Car cette perfection correspond au fait que chaque corps à chaque instant exprime le maximum de sa puissance d’agir en fonction de ses possibilités, de sa nature et de sa puissance d’agir effective. Le monde agit il est donc parfait, mais cela ne signifie pas qu’il exprime toute la puissance d’agir possible. Il exprime le maximum de ce qu’il peut donner à chaque instant, ce maximum étant variable. Il n’y a pas d’égalité car à chaque instant ce maximum d’expression d’agir est différent. Ainsi un corps triste exprime une puissance d’agir diminuée, mais il s’agit bien d’un perfection, car le corps exprime toute sa puissance d’agir possible à ce moment donné. Elle est là l’absoluïté de l’homme (p32), que Bimbenet tente de distinguer du vivant, dans la puissance d’agir possible et non effective qui une fois encore est partie intégrante de tout corps vivant par son essence et que l’esprit est susceptible d’appréhender.
Un tel universalisme est chose froide, dénué d’affects, qui par sa généralisation, nie la nature profonde de chaque chose et donc ses possibilités effectives. Il ne permet pas d’appréhender la réalité du monde dans sa globalité et encore moins de définir une ligne de conduite pour agir. La morale qui en découle étant elle aussi chose glacée et inaffectée. Car Bimbenet récuse toute politique des affects réduisant la sensibilité au dolorisme binaire, « mal, pas mal »(p93) à un « pathocentrisme »( p97). Il ne perçoit pas toutes les stratégies du vivant mises en place pour évaluer et juger d’un affect quelconque afin d’en produire une réaction utilitaire, adaptée, susceptible de répondre à un désir lui même subtil et complexe. L’égalité morale issue de l’universalisme n’est pas une égalité réelle, nous dit encore Bimbenet. « C’est une prescription portant la manière dont nous devons traiter les autres (vivants). »Cette égalité doit mener à une équité différenciée. Soit, mais Bimbenet n’en explique pas les modalités d’application. Tout ce que l’on pourra retenir de cette distinction entre une égalité de principe et une équité de fait est qu’elle autorise l’auteur à défendre la notion de propriété privée. (P130)
Bimbenet tente de compenser cet autisme moral (privé d’affects et de perception de la nature effective des choses) par une logique juridique qui se perd en complexités, à l’instar de ces logiques algorithmiques de l’intelligence artificielle qui essayent de définir une morale à la conduite automobile automatisée lui permettant de faire des choix selon un critère de jugement variable. A l’image du grand Ptolémé qui inventa trois mouvements successifs aux étoiles pour suivre leur course folle, faute d’avoir choisi le bon plan référentiel à savoir l’héliocentrique et non le géocentrisme. Et Bimbenet n’a qu’un seul plan référentiel affirmant toute chose égale: la transcendance de l’idéalité, froide comme l’acier.
En aucun cas la réflexion de Bimbenet aboutit à une praxis. Elle ne permet pas de répondre par exemple à la question pourtant basique faut-il réguler la population de dromadaires en Australie qui faute de prédateurs naturels, ayant été importés d’Afrique participent à la désertification du continent australien nuisant ainsi à d’autres populations animales dont l’espèce humaine. Une des limites de l’ouvrage est de n’avoir pas su explorer toutes les modalités du vivant et notamment le vivant végétal. Son universalisme ne s’applique pas aux plantes qui représentent la plus grande expression du vivant dans la biosphère. Bimbenet ne pense pas écosystème ni encore moins écosophie.
Bimbenet fait oeuvre de philosophie. Il nous décrit bien des mécanismes invisibles à l’oeil nu d’enchantement du monde, encore faudrait-il qu’ils fussent efficients. Il existe un non-dit savamment entretenu par l’auteur, car il s’inscrit dans la croyance que seule la philosophie est capable d’élaborer un discours sur l’enchantement du monde qui ne peut qu’être issu d’une transcendance, chose d’ailleurs communément partagée avec la religion. Il n’envisage pas que l’enchantement du monde puisse se déployer sur le plan d’immanence ignorant ainsi le renversement de pensée opéré par Spinoza et qui s’étend jusqu’alors, dans tous les domaines scientifiques, artistiques et politiques. Ainsi l’auteur livre un combat inégal, car plutôt que d’affronter une pensée holistique comme le vitalisme ou Spinoza, il use d’autres courants de pensée non globalisants issus des sciences, voire de mouvements populaires comme l’animalisme pour affirmer sa controverse et son transcendantalisme dit-il bienveillant. Peut-être est-ce en raison de l’absence d’une pensée vitaliste affirmée en ce début de XXIe siècle. Tel semble être le défi à relever!

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