«Le judaïsme, nous n'en avons jamais discuté.» Durant plus de trente ans, Isac Chiva a accompagné l'aventure intellectuelle de Claude Lévi-Strauss. Et cependant, au fil de ces trois décennies, ils n'ont jamais parlé de ce qui, souterrainement, les liait. Comme si, entre l'«israélite de France» né dans une famille bourgeoise assimilée et le juif roumain miraculé du pogrom de Jassy, arrivé à Paris en 1948 et resté, dit-il, «profondément métèque», s'était installé d'emblée un silence tacite sur cette part essentielle pour l'un, résiduelle pour l'autre, de leur identité. «Lors de son premier voyage en Israël, en 1985, raconte Chiva, Lévi-Strauss a été très flatté que Pérès, alors premier ministre, soit resté constamment à ses côtés, mais il a eu le sentiment de cousins très, très éloignés...»
De ce silence, Chiva reste étonné, il en garde peut-être un regret, mais aucune amertume. C'est ce qui fait le prix de son regard rapproché, tout de fidélité et de lucidité mêlées. Il est de ces hommes discrets dont l'intelligence et la générosité permettent à d'autres de poursuivre leur œuvre dans la tranquillité. Recruté au CNRS en 1951, Chiva s'est vu désigner Lévi-Strauss comme parrain. Le maître écoutait ce «filleul» un peu impressionné, qui venait le visiter «dans son appartement très sombre de la rue Saint Lazare» et fréquentait assidûment son séminaire à la Vème section de l'École pratique des hautes études. La confiance s'est tissée au long des années. Après son élection au Collège de France, Lévi-Strauss a décidé, en 1960, de créer le Laboratoire d'anthropologie sociale. C'est alors qu'il a demandé à Chiva de travailler avec lui. Une «chance exceptionnelle», un joug aussi. Lévi-Strauss n'a «jamais voulu changer d'attelage». C'est seulement quand il prit sa retraite, en 1983, que Chiva se résolut à abandonner ses fonctions de sous-directeur. Ainsi ont pris fin ces quasi quotidiennes rencontres du matin où, entre huit et neuf, ils faisaient le point : «On discutait de tout, le programme du séminaire, la liste des missions, les demandes de rattachement, les invitations, les problèmes du ménage...»
De tout, donc, sauf de leur commune identité juive, même lorsqu'en dehors du travail, ils se recevaient ou sillonnaient ensemble la Bourgogne pour trouver la maison dont Lévi-Strauss rêvait. Étonnante relation que celle de ces deux hommes qui ne se ressemblent pas. L'un avait le comportement courtois et réservé d'«un grand timide intimidant», qui n'a cessé de s'abriter derrière une relative distance. L'autre a la sensibilité attentive du passeur de savoir et du tisseur de liens, s'effaçant derrière ceux-là même - et ils furent nombreux - dont il orientait les lectures et les recherches. L'un avait laissé la philosophie pour l'ethnologie, en privilégiant Le Regard éloigné porté sur les sociétés exotiques. L'autre, «inconsciemment fasciné par une envahissante ruralité dont les juifs roumains étaient exclus», était devenu ruraliste pour explorer une réalité à la fois proche et lointaine qui avait l'attrait d'une terra incognita. Entre eux, l'estime primait.
«Pour autant qu'on peut être intime avec lui, je crois que je l'ai été.» Expression de l'honnêteté foncière du témoin, la restriction dit aussi la vérité du grand homme : Lévi-Strauss était «un loup solitaire» qui ne se livrait guère. Mais nullement un austère : «iI avait le goût de la nourriture et des vins fins, le souci de l'élégance vestimentaire, une passion de collectionneur pour les objets les plus divers.» Pas seulement les objets d'ailleurs. Un jour de 1959, l'envie lui prit d'une paire de perroquets africains. Leur importation étant interdite à cause de la psittacose, Chiva a arrangé ce coup-là comme bien d'autres : «Il était à l'époque co-directeur de l'Institut d'ethnologie, je lui ai fait écrire, sur papier à en-tête, une attestation fantaisiste selon laquelle on avait besoin de ces oiseaux pour étudier le conditionnement symbolique étant donné leur rôle dans les rituels africains ! On a obtenu l'autorisation des services vétérinaires du ministère de l'agriculture et les volatiles lui sont parvenus par l'intermédiaire d'une hôtesse de l'air.» L'homme de cabinet, tôt revenu des Tristes tropiques, avait gardé les engouements de l'enfant «passionné de curiosités exotiques», qu'il avouait avoir été (1).
Lévi-Strauss se montrait aussi «maniaque du détail». Habile «bricoleur, il construisait en trois dimensions, avec des bouts de bois, de papier et de carton, des maquettes de ses analyses structurales des mythes.» Grand lecteur, il écumait avec Chiva les catalogues de livres d'occasion pour monter une bibliothèque consistante et tous deux, «friands d'innovation technique», découvraient, dans les premiers SICOB, la civilisation matérielle des bureaux. Les leurs, au début, dans une annexe du musée Guimet, avenue d'Iéna, furent modestes : «Une chambre et une ancienne salle de bain avec des céramiques, des embouts de tuyauterie sortant du mur et des vielles chaises en tubulures». L'illustre professeur recevait ses visiteurs sur le palier, derrière un paravent acheté par Chiva au BHV. Mais le projet qu'il avait défini était ambitieux : un Centre pour «étudier les œuvres de la pensée et de la société humaines telles qu'on peut les appréhender de façon concrète dans les coutumes, les croyances et les institutions», dispensant des enseignements, doté d'une revue de référence - L'Homme, crée en 1961 et confiée à Jean Pouillon -, et pourvu d'un solide fonds de documentation. Quand sont arrivés les Human Relations Area Files (un gigantesque fichier ethnographique, constitué à l'Université de Yale, dont l'UNESCO avait acquis un exemplaire), il fallut coloniser une pièce supplémentaire pour ce monstre «qui ne cessait de croître comme un envahissement à la Ionesco».
Le Collège de France leur a finalement accordé des locaux place Marcelin Berthelot. L'espace avait de l'allure. Une fois débarrassé «d'extraordinaires meubles en acajou contenant une collection minéralogique ayant appartenu à Louis XVIII», il futcloisonné «avec de l'isorel ignifugé, non peint faute de moyens, qui dégageait des émanations lacrymogènes». Ainsi, «on pleurait» dans ce haut lieu, accueillant cependant : «Lévi-Strauss n'imposait pas une ligne théorique. Autour de lui, il y a toujours eu une grande diversité de pensée et de personnalités : Alfred Métraux qui, dans le cadre du labo, a lancé les deux premières missions américaines, celles de Lucien Sebag et de Pierre Clastres, Maurice Godelier, jeune agrégé marxiste, à qui on a trouvé de l'argent pour passer deux ans en Nouvelle-Guinée, Françoise et Michel Izard, Robert Jaulin, Claude Tardits qui travaillait sur l'Afrique en historien et d'autres... Seule une minorité était structuraliste pure et dure : Pouillon et Pierre Clastres dans une certaine mesure, Françoise Héritier plus tard.»
En réalité, «cela ne l'intéressait pas d'être chef d'école». Il souhaitait que le laboratoire soit «une porte d'entrée pour l'innovation et un espace de médiation favorisant échanges et comparaisons entre les diverses aires culturelles.» Au départ, il avait «l'idée de favoriser les recherches sur l'Amérique et le Pacifique (alors moins dynamiques en France que sur l'Afrique)», mais l'équipe, en s'étoffant, s'est diversifiée avec un afflux d'africanistes, puis le développement des études sur la France. «Ouvert à la créativité des jeunes» dont il savait discerner le talent, Lévi-Strauss les soutenait volontiers. Les seules règles d'or imposées aux chercheurs étaient celles qu'il ne suivait pas ou peu : faire du terrain d'abord («hormis son séjour chez les Nambikwara et quelques semaines au Pakistan oriental, il a surtout utilisé le travail de terrain des autres»), et encadrer les thésards «en les traitant comme de jeunes collègues» (lui, «détestait diriger les thèses et rares étaient ceux qui osaient lui demander»). Pour le reste, il y avait toute liberté, à condition toutefois que cette dernière ne déborde pas en revendications intempestives. On sait combien les turbulences de mai 68 ont irrité ce «légaliste conservateur» qui, pourtant, fut peu contesté : «il y a bien eu quelques réactions anti-mandarinales, mais les gens hésitaient à s'en prendre à lui..» tant il savait être «à la fois très avenant et très glaçant».
La distance, toujours. Et, au fond, un rôle à contre emploi : «La création d'une équipe, qu'il considérait comme un devoir, était en complète contradiction avec son tempérament et ses habitudes de solitude dans le travail». Lévi-Strauss avait besoin de Chiva pour lui donner la réplique, pour suivre à ses côtés «ce mélange de politique scientifique, d'intendance et de drames humains» qui fait l'ordinaire d'un Centre de recherche. Après sa retraite, pour libérer de l'espace au Collège de France, l'Académicien proposa au directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales qu'était devenu Chiva de partager un bureau. Comme au début... «On a bouclé la boucle», commente ce dernier, qui prit lui-même sa retraite en 1993.
Dans ses entretiens avec Didier Eribon, en 1988, Lévi-Strauss disait de son bras droit : «Le laboratoire et moi-même avons une dette envers lui» (2). De ce long cheminement commun, fait de contraintes assumées et de complicités discrètes, Isac Chiva dit simplement : «C'est une grande partie de ma vie».
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(1) Claude Lévi-Strauss, Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 27.
(2) Op. cit., p. 95.