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Billet de blog 17 mars 2008

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S’inventer juif et survivant : de l’identification à la mystification

Le 28 février 2008, dans le quotidien belge Le Soir, Misha Defonseca, auteure du best-seller Survivre avec les loups (Robert Laffont, 1997, puis X0 Éditions et Pocket en 2004) a avoué que cette spectaculaire aventure d’une petite fille juive de huit ans traversant l’Europe à pied pour retrouver ses parents arrêtés par la Gestapo et adoptée par une meute de loups, n’était pas autobiographique comme elle l’avait affirmé jusque là.

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Le 28 février 2008, dans le quotidien belge Le Soir, Misha Defonseca, auteure du best-seller Survivre avec les loups (Robert Laffont, 1997, puis X0 Éditions et Pocket en 2004) a avoué que cette spectaculaire aventure d’une petite fille juive de huit ans traversant l’Europe à pied pour retrouver ses parents arrêtés par la Gestapo et adoptée par une meute de loups, n’était pas autobiographique comme elle l’avait affirmé jusque là.

Le livre, traduit en dix-huit langues et porté à l’écran par Véra Belmont, avait connu un énorme succès et suscité une émotion d’autant plus forte que l’histoire était présentée comme vraie. Or, c’était une fiction. Misha Defonseca, qui vit aux États-Unis, est née en 1937 dans une famille catholique belge de Schaerbeek, sous le nom de Monique De Wael. Après l’arrestation de ses parents résistants, en septembre 1941, elle a été élevée par son oncle et dit avoir voulu oublier cette période malheureuse où on l’appelait « la fille du traître » parce que son père avait livré les membres de son réseau. Elle aurait raconté pour la première fois son histoire fictive lors d’une réunion dans la synagogue qu’elle fréquentait aux États-Unis et aurait ensuite été poussée par une éditrice, Jane Daniel, à en faire un livre.


Il y a une dizaine d’années, en août 1998, l’hebdomadaire suisse Weltwoche révélait une affaire analogue à propos du texte d’un certain Binjamin Wilkomiski. Édité en Allemagne en 1995 (chez Suhrkamp Verlag) sous le titre Bruchstücke (Fragments), ce texte était présenté comme les souvenirs authentiques d’un très jeune enfant passé de cachettes en Lettonie aux camps nazis. Le livre, effectivement bouleversant tant il semblait restituer la simplicité d’une voix enfantine et l’aspect chaotiques d’une mémoire lointaine et douloureuse, fut rapidement traduit dans de nombreuses langues. Publié en français en 1997 sous le titre Fragments. Une enfance. 1939-1948 (Calmann-Lévy), salué comme un grand document et couronné par le prix Mémoire de la Shoah, il a également obtenu le National Jewish Book Award (section biographie) aux États-Unis et le prix du Jewish Quaterly (pour la non fiction) en Grande Bretagne. Là aussi, c’était une invention.

L’auteur est né en 1941 à Biel, en Suisse, dans le canton de Berne, sous le nom de Bruno Grosjean. Sa mère, célibataire, qui avait été elle-même une Verdingkinder (une enfant placée) l’a confié aux services sociaux et il a été ensuite adopté par les Dössekker dont il porte le patronyme. Fasciné depuis longtemps par l’histoire des juifs, ayant tissé des liens avec la directrice du Bureau des Jewish Children Without Identity en Israël, il se serait laissé convaincre de publier une histoire dont il réservait auparavant le récit à ses proches. Mais lui, contrairement à Misha Defonseca, n’a jamais voulu reconnaître son caractère imaginaire, même dans ses conversations avec la romancière Elena Lappin (L’homme qui avait deux têtes, Éditions de l’Olivier, 2000).


Orphelins l’un et l’autre, ces deux auteurs semblent avoir transposé un héritage de honte et un tourment d’enfant abandonné en mal d’origine sur un destin représentant le comble de l’horreur. Ainsi, leur souffrance pouvait-elle devenir, pour eux-mêmes comme pour les autres, dramatiquement intéressante. Mais au delà de la dimension psychologique singulière de chacun, la genèse de ces textes, leur réception et leur succès soulèvent trois questions : 1) ils témoignent d’une sensibilité d’époque dans laquelle la Shoah est devenue, de façon convenue, le cadre référentiel de toutes les souffrances ; 2) ils illustrent, le péril qu'il y a à faire prévaloir l’identification aux victimes sur la compréhension des faits ; 3) ils révèlent enfin, de manière plus générale, les dangers d’une mise en récit et d’une mise spectacle de l’histoire, où la fiction emporte la conviction, au détriment des faits.


Depuis une dizaine d’années, la Shoah est devenue l’étalon du mal absolu, l’aune à laquelle les drames collectifs doivent être mesurés pour être reconnus. De nombreuses institutions, publiques ou privées, nationales ou internationales oeuvrent à sa commémoration tandis que musées, créations artistiques et productions culturelles de masse en multiplient les représentations. La réception est d’autant plus favorable que l’on est entré dans une période historique marquée par la mobilisation humanitaire, la politique compassionnelle et la sensibilisation à la question des victimes. Mais l’ampleur de cette effervescence mémorielle finit par trahir le passé, par en donner une image fabriquée, prête à émouvoir, qui est l’exact contraire de la connaissance et de la transmission. D’où le sévère jugement d’Imre Kertesz, écrivain hongrois, survivant du génocide et prix Nobel de littérature, selon lequel « un conformisme de l’Holocauste s’est formé, de même qu’un sentimentalisme, un canon de l’Holocauste, un système de tabous et son langage rituel, des produits de l’Holocauste pour la consommation de l’holocauste. » (« A qui appartient Auschwitz ? », in Philippe Mesnard, Consciences de la Shoah, Kimé, 2000).


C’est dans ce contexte de reconnaissance, de promotion et de compassion pour les victimes du génocide, que sont venus se loger les désarrois intimes de ces deux auteurs de faux récits d’une enfance juive dans la tourmente. Ils sont passés de l’identification à la mystification. Ce sont-là certes des cas extrêmes. Mais l’extrême permet justement de discerner, en grossissant le trait, des situations plus ordinaires, telle la rencontre entre une fragilité ou un malheur d’enfant et la fascination pour le destin tragique d’une victime canonique. On mesure alors combien la proposition faite par Nicolas Sarkozy devant le CRIF de faire prendre en charge par chaque écolier de CM2 un enfant juif exterminé, si elle est bien dans l’air compassionnel du temps, est dangereuse et irresponsable.


La tentation d’une confusion entre réalité et fiction, vérité et invention, faits et effets est elle aussi dans l’air du temps. Il ne s’agit pas de contester l’extraordinaire capacité de la fiction à traduire et à exprimer la complexité du monde. Ni de défendre naïvement une transparence du langage supposée laisser les choses parler d’elles-mêmes, en oubliant que tout texte repose sur des stratégies langagières. Mais plus simplement, et très fermement, de refuser que soit dissoute cette base minimale du commerce des idées comme de l’échange démocratique, qui est l’accord sur les faits.

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