Né le 27 juillet 1919, le grand anthropologue Jack Goody est mort le 16 juillet 2015. En hommage à cet infatigable comparatiste et à ce grand savant humaniste, je republie ici ce que j’écrivais à son sujet dans Pensons ailleurs (Stock, 2004; Folio, 2006).
Changer de temps, de lieu, de société, de continent, comparer obstinément pour rafraîchir le regard, contourner les préjugés, sortir la pensée des chemins balisés, c’est ainsi que Jack Goody a conduit ses recherches pendant plus de cinquante ans (ses notices Wikipédia en anglais ici et en français là). Ce grand voyageur était un homme de terrain passionné. Etudiant en littérature, lié à la nouvelle gauche anglaise et, brièvement, au Parti Communiste avant 1940, il devait en partie sa vocation à son expérience durant les années de guerre. Fait prisonnier en tant qu’officier britannique dans la campagne d’Afrique du Nord, interné dans les Abbruzzes et se retrouvant sans livres, il avait commencé à se demander ce que pouvait être une société sans écriture. Puis, en cavale en Italie après son évasion, il avait découvert une sociabilité dont il n’avait pas idée. Finalement de nouveau interné en Allemagne, il était tombé par hasard sur Le rameau d’or, le maître ouvrage de l’anthropologue James Frazer. Ces circonstances et hasards avaient décalé durablement son regard sur le monde et lui avaient donné le goût de l’anthropologie[1].
Dans le fil de cette expérience, il rêvait de se consacrer à l’étude des sociétés méditerranéennes. Mais ce n’était pas un terrain sérieux, surtout pour un début, aux yeux de l’ombrageux Edward Evans-Pritchard et de l’aimable Meyer Fortes, ses professeurs d’Oxford. Il lui fallait élire une société lointaine, il opta donc pour l’Afrique de l’Ouest en s’inscrivant en thèse avec Fortes. Lors de leur premier entretien, celui-ci l’avait d’abord curieusement questionné sur ses parents et s’était montré soulagé en apprenant que sa mère était écossaise, donc qu’il n’était pas complètement anglais. Fortes pensait en effet que l’anthropologie était une discipline dans laquelle mieux valait être un peu étranger (lui-même était un Juif sud-africain venu en Angleterre poursuivre ses études et « il se considérait comme doublement marginal : en tant que Sud-Africain et en tant que Juif[2]. »)
Goody a donc commencé sa carrière d’ethnologue en séjournant longtemps chez les LoDagaa du nord-ouest du Ghana, non pour devenir un spécialiste (il récusait d’ailleurs le qualificatif d’africaniste) mais, déjà, avec l’idée de confronter cultures et sociétés, de chercher les contrastes, les similitudes et les éclairages mutuels. Bourlingueur infatigable autant qu’érudit avaleur de livres, anthropologue mâtiné d’historien, respectable professeur de l’université de Cambridge et anticonformiste comme savent si bien l’être certains universitaires britanniques, Jack Goody était un savant qui faisait avant tout profession d’une immense curiosité pour les affaires et organisations humaines. En témoigne la diversité de ses travaux, partiellement traduits en français ; ils concernent les effets de l’écriture sur les formes du raisonnement [3], les liens entre les vivants et les morts [4], les rapports entre l’élaboration de la cuisine et les stratifications sociales [5], la culture et la symbolique des fleurs en différentes contrées [6], la place des images comme la peur des représentations dans les sociétés humaines [7], ou encore la famille, le mariage et l’économie tant en Occident que dans cet Extrême-Orient, trop vite rangé au magasin des archaïsmes et des curiosités [8].
Car, pour ne prendre que ce dernier exemple, les vieilles oppositions ont la vie dure : d’un côté les systèmes traditionnels de parenté élargie, les clans, tribus ou lignages, où les femmes sont toutes pareillement des biens qui circulent, s’échangent et s’achètent ; de l’autre les systèmes « évolués », complexes, dynamiques, les familles restreintes où les femmes, inégalement selon leur condition sociale, bénéficient de stratégies successorales destinées à garantir l’intégrité des fermes, terres et patrimoines. En somme, d’un côté presque tout le vaste monde, du moins avant qu’il n’ait été gagné par notre modernité, de l’autre la petite et puissante portion occidentale. Eux et nous. Eux, dont le développement fut plus lent, et nous, qui avions une grande coudée d’avance, grâce, notamment, à une astucieuse organisation familiale permettant l’accumulation du capital. Une dichotomie simpliste à laquelle, Goody le rappelle, Max Weber lui-même n’a pas tout à fait échappé : outre les « affinités électives » entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, le sociologue allemand avait aussi souligné l’importance de la famille restreinte et il considérait que le clan chinois ou la caste indienne entravaient, au contraire, un tel développement économique. Mais Weber lui, au moins, ne mettait pas tous les systèmes de parenté extra-européens dans le même grand sac, au mépris de leur diversité ! Cette vaste et arrogante confusion scandalisait Jack Goody.
En 1976, déjà, il avait mis en évidence d’importantes différences entre les systèmes matrimoniaux et familiaux en Afrique et en Asie, différences liées à leurs systèmes de production respectifs, ce qui était un premier démenti à la « primitivisation » de l’Orient [9]. Puis, en 1983, il avait étudié l’évolution de la famille et du mariage en Europe et expliqué comment celle-ci avait abandonné des pratiques courantes comme l’adoption et le mariage « rapproché » sous l’influence de l’église chrétienne qui, en inventant simultanément une parenté spirituelle, maximisait les transferts de biens à son profit [10]. En mettant ensuite les systèmes familiaux des grandes sociétés d’Asie et ceux de l’Europe préindustrielle en miroir, il a démontré qu’ils sont moins différents qu’on a voulu le croire[11]. Pour cela, il a entrepris un grand périple à travers l’espace et le temps, d’Est en Ouest, du passé récent aux époques lointaines, pour finalement retrouver le présent. Parti de la Chine prérévolutionnaire, il est passé par le Tibet, s’est arrêté en Inde, et aventuré dans le Moyen Orient ancien, avant de revenir dans le bassin méditerranéen vers le Grèce d’hier et celle d’aujourd’hui. Une entreprise aussi ample que hardie, témoignant aussi d’une érudition foisonnante.
A chaque étape, comme dans ces travaux précédents, Jack Goody a mis les institutions familiales et domestiques en relation avec les modes de vie, les systèmes de production et les formes d’accumulation, car, pour lui, on ne peut étudier la parenté hors de tout contexte social comme le fait l’anthropologie structurale. Ce faisant, il a révélé diverses stratégies successorales (dots, transferts de biens) au profit des femmes, destinées à favoriser l’endogamie et à empêcher le morcellement des terres, stratégies qui présentent des similitudes évidentes avec celles qui avaient cours dans le Moyen-Orient ancien comme dans la Grèce antique, ou encore, plus près de nous, avec celles qui ont été observées chez des bergers grecs ou des paysans montagnards d’Albanie aujourd’hui.
Le comparatisme ambitieux de Goody invite donc à plus de modestie : le monde oriental est abusivement perçu comme statique et archaïque, et la « singularité occidentale », porteuse d’une exceptionnel potentiel de modernisation, est un peu trop rapidement (auto)proclamée. Dans un autre ouvrage[12], il poursuivait cette démonstration en critiquant la thèse selon laquelle le progrès des sociétés occidentales, depuis la Renaissance, s’expliquerait non seulement par des formes familiales particulières, mais aussi par d’autres caractéristiques et capacités spécifiques : l’essor de l’individualisme, un rationalisme propre, des outils logiques et des techniques comptables exclusives. A y regarder un peu sérieusement, ce qu’il fit, ces prétendues singularités existaient en Orient. Bref, avec Jack Goody, l’exception occidentale a du plomb dans l’aile, et il n’a eu de cesse de le prouver.
Ainsi, après les attentats du 11 septembre, en voyant monter l’antagonisme contre un islam réduit à sa caricature extrémiste, il publia un livre clair, synthétique et salutaire [13], destiné à être lu au-delà des cercles universitaires, pour rappeler que depuis treize siècles, la civilisation musulmane faisait partie de l’histoire européenne. Restituant les rencontres comme les conflits et les influences mutuelles, il retraçait les voies de passage passées et présentes : la route des Arabes à travers le Maghreb, l’Espagne et l’Europe méditerranéenne, celle des Turcs à travers la Grèce et les Balkans et celle des Mongols au sud de la Russie jusqu’en Pologne et en Lituanie. Jack Goody passait ainsi aisément de l’anthropologie à l’histoire, ou encore de la comparaison entre aires culturelles aux interactions entre civilisations, cultures et sociétés. Différences, socles commun, influences et interférences, tout devait être pris en compte, selon lui. Savant et humaniste, engagé dans le monde et la cité, il combattait infatigablement toute forme d’ethnocentrisme. Ce qu’il fit encore dans un ouvrage récent au titre explicite : Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde[14].
Deux liens pour prolonger :
- L’entretien avec Jack Goody dans le n° 49 (2009) de Vacarme : à lire (en partie) ici.
- Un texte sur Le vol de l’histoire en ligne dans le Club de Mediapart : à lire ici.
[1] Jack Goody, Au-delà des murs, Marseille, Ed. Parenthèses/MMSH, 2004.
[2] Jack Goody, L’homme, l’écriture et la mort, Entretiens avec Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 45.
[3][3] Jack Goody, La Raison graphique : la domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979 ; La Logique de l’écriture : aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986 et Entre l’oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994.
[4] Jack Goody, Death, Property and the Ancestors, Stanford, Stanford University Press, 1962.
[5] Jack Goody, Cuisines, cuisine et classes, Paris, Centre Pompidou, 1984.
[6] Jack Goody, la Culture des fleurs, Paris, Seuil, 1994.
[7] Jack Goody,,La peur des représentations. L’ambivalence à l’égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité, Paris, La Découverte, 2003.
[8] Jack Goody, L’évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, Armand Colin, 1985, Famille et mariage en Eurasie, Paris, PUF, 2000 et La Famille en Europe, Paris, Seuil, 2001.
[9] Jack Goody, Production and Reproduction : a Comparative Study of the Domestic Domain, Cambridge, Cambridge University Press, 1976.
[10] Jack Goody, L’évolution de la famille et du mariage en Europe, op. cit.
[11] Jack Goody, Famille et mariage en Eurasie, op. cit.
[12] Jack Goody, L’Orient en Occident, Paris, Seuil, 1999.
[13] Jack Goody, L’islam en Europe. Histoire, échanges, conflits, Paris, La Découverte, 2004.
[14] Gallimard, NRF, 2010.