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Billet de blog 1 juillet 2012

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De Lucila à Gabriela, vallée d'Elqui, 1906, 2

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Lucila a prélevé des cactus sur le bord d'un chemin autour de La Cantera et les a mis en pot. Elle s'oblige à ne pas les arroser, elle ne les mouille que de ses pleurs, un peu pour savoir, scientifiquement, un peu pour disposer d'un sas vers la mort. La terre haute et nue, la présence du désert, la première heure du jour qu'elle goûte parce que son sommeil ne la conduit jamais au-delà du lever du soleil, les amours rêvées sans partenaire tangible, la solitude matérielle, les romans, les poèmes, la nourriture sans viande, la compagnie des iguanes, l'orgueil, la lancinante absence de paresse, les cours du soir comme une scène où elle produit la création de la veille d'une voix habile qui sait servir les mots, les encouragements, le stylo à plume offert par Jeronimo et l'encre à volonté comme la lumière électrique fournie par l'école, le vin d'Elqui qu'elle ne boit que coupé de citronnade, comme Jeronimo l'aime, la cigarette qu'elle fabrique à temps perdu et fume sans arrêt, de nouveau l'horizon pierreux, vertical, tout ce courage encore, toute cette intelligence, avec quelque chose de têtu, d'arrêté, et une fois le travail entamé, la pertinence et la variété tenace des métaphores, l'écriture, immanquablement lisible comme imprimée déjà, peu de premier jet à revoir, le vers vient comme le tonnerre après l'éclair, à l'endroit attendu, dans une forme intacte, c'est posé, voilà, c'est beau. Avec le maniérisme des jeunes filles, leur fierté sotte et la connaissance qu'elles croient avoir du monde dont elles ignorent qu'il n'attend personne et surtout pas elles, ficelée dans un cocon vieux de dix-huit années, Lucila Godoy y Alcayaga troque son nom de vieille Europe contre un pseudonyme naïf, prétentieux, littéraire et définitif : Gabriela Mistral.

-Mistral ?

-C'est le nom d'un vent, dans le midi de la France. Il remonte la vallée du Rhône.

-Prends le nom d'un vent du Chili si tu veux avoir des ailes. Ou celui d'un courant marin.

-Il n'y a pas que le vent, il y a le poète. Un homme de la terre, de sa terre, une terre pour laquelle il s'est battu sans faire couler de sang, à force de mots et de conviction. C'est un homme de la langue, de la sienne, Frédéric Mistral.

-Son nom claque bien. Avec Gabriela, ça claque bien... Tu comptes te battre tellement, Lucila ?... Et je croyais que tu n'aimais pas les Français, comme écrivains ?

-Frédéric Mistral est un poète avant tout. Un poète de l'amour, il fait la louange de l'amour, Emelina, de l'amour, de la passion, du cri.

L'amour est roi, l'amour est soleil!

Il réchauffe, il accouple, il remplit, il procrée

Il rend au monde dix vivants pour un mort

Il souffle entre les vivants la guerre ou met la paix

Il est le dieu terrestre et le dard de la véhémence

Fait bondir sous les mers les monstres en chaleur...

Emelina était rouge comme une tomate.

-Aime-t-il aussi la mort autant que toi tu l'aimes, ce Frédéric ?

-Ne dis pas que j'aime la mort, tu me fais de la peine.

-Ce n'est pas que tu aimes la mort, Lucila, c'est le mort qui s'est donné la mort que tu aimes. Et la mort, il se l'est donné et voilà qui n'est pas chrétien!

-As-tu juré de me torturer?

-J'aimerais que tu reconnaisses mieux la vérité. Pourquoi prends-tu un pseudonyme ? Je ne dis pas qu'il n'est pas beau, ton nouveau nom, qu'il ne sonne pas bien, qu'il soit mal choisi ou même usurpé. Ce n'est pas ça. Mais pourquoi vouloir changer de nom ? As-tu pensé que c'était ... Comme nous renier ? Notre nom te fait honte ? Ou bien veux-tu être si différente ?

-Tu ne m'as pas bien regardée, Emelina.

-Au contraire, je te vois, je te connais, je te connais depuis toujours, je n'ai quasiment fait que cela : te regarder.

-Eh bien, tu ne me vois pas! Tu ne vois pas que je suis laide! Tu ne vois pas que l'on ne peut m'aimer pour ce que je suis. Si laide qu'il se pourrait que j'appartienne à un autre sexe, au-delà du désir des hommes. Je fais à peine partie des femmes, je ne suis pas dans leur cour, pas dans leur camp, je suis ailleurs, dans un troisième sexe qui échappe aux canons et au désir. Dans la vallée d'Elqui, réfléchis, passe en revue les filles, celles qui ont ton âge ou le mien. Dis-moi qui n'a pas de jolis pieds, un nez à faire tourner les têtes, une peau fine, un visage ovale, un corps gentillet, un sourire charmant… Trouves-en une! Une seule. Et c'est moi!

-C'est comme ça que tu te sens ?

-Non! C'est comme ça que je suis.

-Tu ne vas pas pleurer, ma Lucila ? Mon roc, ma grande fille, ma petite sœur, tu ne vas pas pleurer! Là, là, calme-toi. Ne dis plus jamais que tu es laide. N'as-tu pas le regard le plus saisissant de la vallée d'Elqui, et encore, la vallée d'Elqui est-elle bien ridiculement petite lorsqu'il est question de comparer tes yeux ! Et puis personne n'est laid! Voilà qui n'est pas non plus chrétien, d'aller penser qu'on est laid! Dieu nous a fait à son image, tous autant que nous sommes et bien malin celui qui peut dire quelle tête a Dieu!

-Tu crois que c'est à moi qu'il ressemble le plus ?

-Jésus Marie!

Emelina se signa un millier de fois en riant.

-C'est toi qui lui ressembles! Pas le contraire !

Gabriela se signa rapidement aussi.

-Il est injuste. Je voudrais être comme nos cousines.

-Ces péronnelles ?

-Ou comme toi!

-Tu plaisantes ?

-Tu es gracieuse, et solide en même temps, tu es vraiment gracieuse, tes gestes, le son de ta voix...

-Romelio t'aimait!

-Ah oui! Et parmi combien d'autres ? Combien de fois a-t-il dû rêver qu'une autre ait ma cervelle ?

-Il n'aimait que toi. C'est toi qui ne voulais pas de lui. Tu l'as fait tourner en bourrique, ce garçon, je ne parle pas de son suicide, il avait bien d'autres raisons et je ne tiens pas à les connaître, il était paresseux, voilà ce qu'il avait ! Il voulait être riche vite et sans travailler. C'est un drame ici, de vouloir gagner de l'argent trop vite et trop facilement, c'était cela, sa tare et je n'ai pas peur de le dire, même à toi. Écoute-moi bien Lucila, Jeronimo, même Jeronimo, que je ne juge pas être un saint homme, tu peux me croire, même Jeronimo n'avait pas la paresse en lui. Il buvait, il écrivait, mais il ne volait pas, il n'aurait jamais volé, rien ni personne. C'était un rêveur, mais il ne courait pas après l'argent facile. Il acceptait son lot. Mais Romélio, Romélio, en voilà un qui n'aimait pas le travail! Excuse-moi... je ne voulais pas noircir ton... votre amour.

-Ce n'était pas un bel amour.

-Il n'y a pas d'amour qui ne soit pas beau.

-Bien sûr! Et ce ne serait pas chrétien, de penser le contraire...

-... Gabriela Mistral, ça claque bien... ça claque vraiment bien! Mais pourquoi changer de nom ?

-Tu verras. Ce n'est pas pour nous renier, je te l'assure... C'est d'autres choses, beaucoup d'autres choses. Ou alors, c'est moi que je voudrais renier, mais pas toi, pas Jeronimo, pas Pétronila, pas toi!

-Je te crois. Bon... si tu veux être poétesse, je peux comprendre...

-Oh! J'aimerais tant être poétesse! Comme tu dis. J'aime mon travail d'institutrice, j'aime les enfants, tu le sais. Mais je voudrais dire d'autres choses, entrer dans d'autres mots, écrire... Je suis lourde déjà de ce que j'ai à dire à tous les hommes de cette terre. Je crois bien que jamais mon cœur ne saura se vider tout entier tant il est gonflé de l'espérance d'une bonté universelle, sans mesure, comprends-tu ? Il n'y pas a de mesure pour ce que je ressens, pour ce que j'ai à exprimer, et puis je dois travailler, mes mots comme un labour. Et puis je voudrais être célèbre et…

-Aimée.

-Emelina! Je vais finir par ne plus jamais discuter avec toi!

-Parce que je te dis la vérité ?... Tu peux bien t'appeler Dante, Nervo, Satan ou Belzébuth, Lucila Godoy y Alcayaga, tu seras toujours une descendante des conquistadores! Espagnols, Basques, Andalou, tu seras toujours fille de tes parents, et tu peux bien mesurer deux mètres et avoir des mains comme des battoirs, tu es ma petite sœur!

-Tu t'es rendu compte que j'avais encore grandi ?

-Certains disent qu'on grandit parfois, même quand on est mort!

-Seulement les poètes !

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