[Où Juan soumet sa jeune vie à une longue révision.]
Il obtint un rendez-vous quelques temps après le début de l'année scolaire.
-Je me présente à vous comme un enfant et j'ose vous demander beaucoup, j'ose vous demander beaucoup. Voyez-vous, ce n'est pas au nom d'un droit qui me reviendrait que je vous demande tant. Vous ne me devez rien, personne ne me doit rien. Je n'ai aucun mérite, ni de naissance, ni de don. Si bien que je suis déjà honoré, et si je puis dire contenté, du seul fait que vous acceptiez de me recevoir un si long moment. Voici ma requête : je voudrais compter parmi vos élèves. Voici le dossier que j'ai réussi à constituer pour vous indiquer ce que j'ai appris et avec quels résultats. Hélas, je vous avoue que quelques-uns des documents ont été réécrits par mes soins car ils ont été perdus lors du voyage qui ramena mon père d'Europe, voilà quelques mois, et au cours duquel il périt. Mais il me faut vous dire d'où vient tout cela. Pardon par avance de la trivialité apparente de mon propos. Ma mère se prénommait Isabella, elle accompagnait mon père qui avait dû faire un long séjour en France car il avait été chargé d'une étude, en tant qu'architecte, géographe, ingénieur, pour la reconstruction du port de Valparaiso, ou pour des aménagements, je ne sais pas. Ils ont vécu à Nantes, à Bordeaux, à Paris aussi, un peu avant 1900, date de ma naissance. Il était très occupé et elle passait son temps comme elle le pouvait. Pour tout vous dire, le Chili lui manquait, elle était de Copiapo, non, de Huasco exactement, son père y possédait les terres qui entouraient la ville, elle aimait surtout la mer, vivre au bord de la mer, elle a été une des premières femmes à prendre des bains dans le Pacifique, vous savez. En France, elle n'était pas vraiment malheureuse, ils étaient hébergés dans les consulats, ou tout au moins dans des hôtels particuliers mis à disposition des diplomates. Je ne veux pas dire par là que mon père était un diplomate, mais il avait un peu ce rang, vous voyez. Lui travaillait beaucoup, ils avaient une vie assez mondaine. Ils avaient pris contact avec de la famille basque, à la frontière espagnole, Hendaye ou Hasparren, elle n'était pas complètement isolée. Et voilà que je suis né, en 1900, le 4 août. Mais ma mère a accouché dans de très mauvaises conditions, les douleurs ont commencé dans un train qui devait les emmener à Barcelone et ils ont été obligés de descendre dans une gare au pied des Pyrénées. On a tort d'imaginer la France comme un gros village, avec des hôpitaux partout. Elle a accouché, j'ai du regret à le dire, monsieur le directeur, dans des conditions épouvantables, je dirais indignes, elle a accouché au buffet de la gare et personne n'a pu trouver de médecin assez vite pour la sauver. Hémorragie. Mon père a toujours pensé qu'elle n'avait pas souffert parce qu'on lui a dit que la mort par hémorragie rend euphorique, il se consolait comme ça, elle n'a pas souffert au moins, elle est partie très doucement, sans douleur, sans choc, à petit feu... en attendant tranquillement qu'un médecin vienne, oui, elle était en paix, le bébé né, en bonne santé. Mais lui, il a toujours raconté qu'avec cet enfant dans les bras, il ne savait pas quoi faire, seul, au bout du monde, dans un endroit inconnu. Il n'est pas allé à Barcelone, il est rentré à Bordeaux, avec moi. Pas longtemps, monsieur le directeur, pas longtemps du tout. Il m'a laissé dans la famille de sa femme, à Biriatou, où j'ai grandi parmi des bergers et des paysans. Mais j'allais à l'école et j'avais de beaux habits, enfin, j'avais tout ce qu'il me fallait, mon père y veillait. Je n'ai pas beaucoup de souvenirs. Il ne venait pas me voir souvent mais il m'écrivait une fois par semaine, il m'a écrit une fois par semaine pendant toutes les années de mon enfance. Je crois qu'il voyageait, entre le Chili et la France et je ne sais rien de plus des travaux du port ni de ce qu'il a pu y faire. Il a organisé mon retour au Chili quand j'ai eu dix ans. Je me rappelle que j'ai fait la traversée avec le capitaine, dans sa cabine, à sa table, j'ai été traité comme un prince, enfin, c'était l'idée que je me faisais de la vie d'un prince sur un bateau, à vrai dire je n'en savais pas grand chose, j'imaginais. J'ai vécu quelques années, trop courtes et proches encore dans mes souvenirs, à Copiapo, avec mon père et une gouvernante allemande, ne me demandez pas un mot d'allemand, je détestais cette femme, elle avait de la barbe et disait que ça ne se voyait pas à cause de la blancheur du poil, elle avait les cils blancs aussi, avec un drôle de regard... comme pas de regard du tout. J'étais seul avec elle et les autres domestiques dans une belle maison que mon père avait baptisée Maison Isabella. J'aimais passer du temps avec les paysans, j'avais toujours la première patate douce, le premier concombre... des fraises ! Des fraises monstrueuses, je vous assure. J'étais seul parce que mon père voyageait toujours, en tout cas pendant de longues périodes. Et puis, il me considérait comme un étranger, presque un ennemi je crois bien. Je ne lui ai pas connu d'autres femmes, il n'aimait que la sienne, il me l'a beaucoup dit, il ne me disait que cela, je n'aime qu'Isabella, je n'ai aimé qu'Isabella. Voilà trois mois, il m'a fait savoir qu'il allait rentrer définitivement au Chili et qu'il reviendrait avec des meubles et de la vaisselle et de l'argenterie. Il voulait rapporter le bien qu'il avait acquis en France, il ne voulait se séparer de rien. Il m'a écrit qu'il voulait venir s'occuper de moi "comme il faut", que je devais entreprendre des études sérieuses. Il avait eu l'idée de faire escale aux Galapagos, à cause de l'île Isabella. Et voilà que dans le port de Vallimil, il est mort, d'une crise cardiaque, en regardant la mer à ce qu'on a dit. Il a été retrouvé seul, au bord d'un sentier côtier taillé dans la falaise, assis tranquillement sur un banc de pierre installé pour que les passants profitent des couchers de soleil. Je suis gêné de vous imposer autant de détails, mais il me faut pouvoir vous dire pourquoi et comment c'est moi qui dois faire de telles démarches auprès de vous, pourquoi je suis si démuni et isolé. La maison de Copiapo a disparu dans un incendie. Qui peut imaginer cela ? C'est arrivé le jour où j'ai appris la mort de mon père. Je n'ai rien su ni vu des obsèques. Tout ce que je sais, c'est qu'un membre de la junte est intervenu pour que le corps soit rapatrié. Dans le cimetière de Huasco, il y a une grande tombe pour notre famille avec une plaque de granit poli, on peut y lire : "Isabella et Juan Godoy réunis dans l'Eternité".