Juan conduisit Gabriela au cimetière de Monte Grande dans la voiture prêtée par le gouvernement.
Il espérait que le banc serait toujours en place, que personne n'aurait touché à la tombe de Petronila ces derniers jours. Il était gêné que Gabriela ait à s'asseoir sur un siège aussi rustique tout en pensant qu'elle avait besoin d'un siège, qu'il soit rustique ou pas. Il aperçut le banc au premier coup d'œil, de l'entrée du cimetière. Gabriela prit son bras jusqu'à la tombe et il la laissa, s'éloignant lentement, sans faire grincer un caillou.
A la voir le buste droit, frigorifiée dans le cimetière, comme un arbre qui ne plie pas, il la perçut comme une figure de solitude. Ce qu'elle avait donné au monde, la lumière de son verbe, la beauté de sa parole, la vie ne le lui avait pas convenablement rendu. Il était injuste que l'amour que lui portait Carlos Cabral ne se soit pas glissé dans la peau d'un homme dont elle aurait voulu. Un homme qui viendrait aujourd'hui amoureusement lui poser un châle sur les épaules et qui aurait choisi ce châle non parce qu'il serait beau ou riche ou le premier accessible, mais parce que ce serait le châle qu'elle aime et parce qu'il saurait lequel elle aime.
Juan se résolut à prendre le plaid de la voiture et quand il jugea que le temps avait été assez long pour le recueillement, il osa retourner vers la tombe sans que Gabriela ait fait signe. Il lui mit le plaid plié en pointe sur les épaules, elle se leva et le remercia.
Dans la voiture, Gabriela fixait le haut de la montagne. Elle revoyait des temps dont Juan était absent.
-Ma mère m'a élevée à l'abri des futilités. Peut-être que les mères savent, d'instinct, ce qui est bon pour leur enfant ? C'est pour cette raison qu'elles les empêchent... Crois-tu, cher Juan, que je n'aurais pas aimé, à quinze ans, me rendre au bal comme une midinette ? N'y envoyer que mon regard, sans son visage ingrat et son grand corps ? ... J'ai eu mon lot de rudesse. Mais il n'y a pas de vaccin contre le rêve, n'est-ce pas ? Quoi que fassent les mères.
C'était la première fois qu'elle l'appelait "cher Juan".
Il eut le temps de lui dire :
-Pour le jumeau de Yin Yin, Emelina ne sait rien.
Il fixait la route, comme un asphyxié qu'on ventile, pour ne pas voir la réaction de Gabriela.
Ils rentrèrent à Vicuna. La maison sentait bon. Il se retira après le repas, laissant les deux sœurs seules. Il fit quelques écritures puis se coucha. De temps en temps, il les entendait rire.
Le lendemain très tôt, Gabriela buvait du thé. Juan la rejoignit dans la cuisine. Elle taillait fin des tartines qu'ils partagèrent. Elle avait les gestes lents et appliqués que les douleurs obligeaient à compter et que Juan avait vu s'ajuster au fil du temps.
-Je t'ai apporté des pages du journal de Yin Yin. Il aurait trente ans. C'est un homme mûr à présent. Tu y penses ?
-Pas sans cesse.
-Je n'ai pas abandonné les recherches. Yin Yin m'obsède, sa mort m'obsède. Cela n'a plus d'importance. Cet enfant est perdu pour nous. C'est la seule vérité. Il te reste malgré tout plus de temps qu'à moi pour le chercher encore, je ne sais si c'est une chance.
-Es-tu un peu contente de ta vie, ton retour est un triomphe, tu es une gloire ici, enfin! Quel honneur! Quel honneur! Tu n'appartiens pas au commun des mortels. Tu es de ceux qui ont trempé leurs pieds dans la fontaine à Buenos Aires. Tu es à une grande distance de nous. Qu'est-ce que ça fait, qu'est-ce que ça te fait, Gabriela, d'être célèbre ? Consul à vie, reconnue, importante! Prix Nobel! Prix National de littérature!
Il la vit rire de bon coeur.
-Parfois, oui, je suis contente. Je serais malhonnête si je ne reconnaissais pas que je suis reconnue... La vie quotidienne, j'ai peu de vie quotidienne... Je ne parle pas du sel, du pain, du lait, qui sont de grandes choses et que je travaille comme un potier la terre. Mais les gens, ceux que je côtoie, que je rencontre, à qui je parle... Un tas d'enfants qui se disputent des places, se jugent, se jaugent, critiquent. Tu les admirerais, ce sont des créateurs ou des savants. Tu leur demanderais ce que ça leur fait, d'être célèbres... Entre eux, ils sont des enfants en mal de compétition, à celui qui lancera la pique la plus définitive. Je ne suis pas meilleure qu'eux, j'en lance. Mais, vois-tu , je n'encaisse pas bien et je suis plus vulnérable que la plupart d'entre eux. A cause de ma susceptibilité.
Elle devint presque joyeuse et s'animait en parlant.
-Les honneurs... En Suède, j'ai eu l'impression d'avoir plus une revanche qu'un honneur, vois comme c'est désolant. Gabriela n'est pas raisonnable. C'est un cheval emballé et quand tu lui retiens les rennes, même si c'est pour la sauver du précipice, un temps elle tombe de tout son long et souffre mille morts d'être tombée, un temps elle te vomit de ne pas l'avoir laisser galoper avec son idée pour seule boussole... Oh, Juan, où que l'aille, je suis en lutte, je me ronge et je me bats, je suis à la vie comme un lion pris dans des filets, il y a des jours, il y a des jours, je respire, entre les mailles, là, et je suis bonne, je suis indulgente et miséricordieuse, je regarde le monde à travers un filtre céleste de guimauve et les autres jours, je me terre dans ce qui n'est pas loin de la haine ou de la rancœur, où les nuisibles défilent en obsession dans ma cervelle jamais calme, hérissée. Je suis forte Juan, cette force, il me faut l'assouvir, la cogner contre des rocs d'immobilité ou d'injustice, je suis taillée pour la lutte, tu vois bien. Nous ne sommes pas si nombreux, même dans nos vanités, à prendre la planète à bras-le-corps et à vouloir la déminer de ses tares humaines. C'est dans ces moments-là que j'attends mes petits congénères et leur duplicité intellectuelle, je les attends, pétrie de sincérité. Un tel a la langue moins élégante ? La belle affaire, ma langue à moi, c'est du marbre, pas celui des guéridons, du marbre de la cascade, celui qu'on trouve dans la forêt, à condition d'avoir bon œil et de ne pas confondre la dentelle et la chemise. Regarde, écoute! Tu vois, je suis comme eux, soumise à la compétition, n'échappant pas à la bravade. Mais je ne concours pas pour une automobile de luxe ou pour une montre en or plus en or que l'or, ça, ils le savent. Amère, oui, oui, bourrée d'amertume, je sais, mais droite. Ils disent que je donne des comptines aux enfants comme on donne du pain aux canards. Sais-tu ce qui les trouble ?
Juan n'eut pas même l'idée de penser qu'elle était en train de le questionner pour de bon.
-Ce qui les trouble, c'est la justesse de la cause que je défends, et ma propre probité. L'Amérique, une Amérique des Indiens, une langue inspirée, la justice, l'instruction pour les enfants et pour les femmes, leur protection, non comme un droit à conquérir, mais comme un tout à recouvrer, leur protection comme un état de nature.
Ils firent la vaisselle du petit déjeuner pendant qu'elle parlait sans fin. Pour Juan, c'était beau comme un coucher de soleil sur la mer. Il regardait ce crépuscule, enivré par les mots, ravi d'en comprendre le moindre. Il goûtait ce qu'il aimait et qui donne à penser que l'on est un peu plus qu'un atome, de quoi racheter une vie.
-Je pars pour les États-Unis. Je vivrai à New-York. Je suis bien soignée, là-bas, ma rente me le permet. Et puis il y a les traductions, les publications, ça va. Je suis presque riche! Je vais aller mourir aux USA. On y est bien soigné. Là-bas, j'ai des amis, des admirateurs fidèles qui ne demandent qu'à prendre soin de moi. Ce que j'apprécie, c'est de ne pas avoir à réclamer l'attention qu'ils me portent. Toute leur amitié m'est donnée. Cela me repose. Ils aiment ma simplicité, je suis comme une diva qui se conduirait bien. Ils ne savent pas que je suis en réalité immodeste. Mais cela me repose. Et j'ai assez de travail pour ne pas me sentir trop vieille. Veux-tu m'aider à monter les escaliers ? Je vais m'allonger un moment.
Il l'accompagna, arrangea ses oreillers, prit soin de mettre sa tablette et du papier à portée de main.
-Toute ma vie, je n'ai peut-être cherché qu'une chose, je suis presque contente de réduire à cette chose-là mon utilité d'être humain. Cette chose, c'est le lieu pour écrire, un endroit comme un paradis où tout serait parfait pour que je travaille, la lumière qu'il faut, la hauteur de la table, la feuille, le crayon, mais surtout le paradis comme un instant, l'humeur, les muscles, la tête et les mains, l'œil et de nouveau, un ajustement de lumière, et puis les bruits, assez puissants pour faire éprouver le silence qui les suit et certains qui se relaient, en fond, toutes les promesses, quand elles sont la fin des déplaisirs, la soif quand elle va être étanchée. Il n'est pas impossible d'avoir de ces instants, c'est pour cela que j'écris à la fenêtre sur ma tablette portative, j'augmente les chances que la magie opère. C'est pour cela que je n'ai jamais fini. Je reviens, je refais, j'essaie... Mais il y a souvent un poil de moustache qui veut pointer plus dur que les autres et qui vient t'agacer. Le paradis n'est pas un lieu où il fait bon écrire, il n'y a pas de place pour écrire au paradis, pas de place pour le poil de moustache qui t'inspire par contraste. Cette certitude m'a pas mal maintenue dans le monde des vivants... J'ai pris trop de maté, voilà que je suis nauséeuse... Je veux retourner sur la tombe de ma mère. Vous viendrez tous les deux, Emelina et toi. Nous prierons. Veux-tu bien?