Juan Godoy était devenu un homme gros, il s’était mis à ressembler au personnage de Goya qui lui avait servi de modèle. Un personnage modelé dans la graisse que l’âge avait arrondi, avec des avant-bras d’enfant ou de femme, courts, roses, laiteux, tendres et mous. Il était gonflé de sucreries. Lorsqu’il quittait son lit, le matin, il avait l’impression de pénétrer dans une combinaison rembourrée et d’avoir à la transporter autour de lui comme un scaphandre. Il avait du mal à marcher, du mal à se pencher. Mais il disposait, intacte, de sa capacité à souffrir ainsi que de son infatigable cafard. Emelina disait de temps en temps qu’elle aurait aimé aller vivre à Monte Grande. Lui ne voulait pas quitter la maison de Vicuna. C’était sa maison, celle de Petronila qu’il avait changée, dont il avait fait un lieu confortable là où le confort n’était pas si courant. Il y avait son verre à fond cubique, ses caches pour les caramels au café importés d’Espagne, ses papiers par mille fois archivés. Son affaire prospérait. Son vin se vendait bien. Il faisait travailler du monde et on le respectait. Il continuait à participer au développement du Chili en exportant autre chose que du minerai, en cultivant le sol au lieu de le piller.
Le premier samedi de chaque mois, il louait une voiture et un chauffeur pour la tournée des payes. Lorsque c’était fini, il demandait à faire un détour en empruntant des routes qui grimpaient vers la montagne et lui permettaient d’aller la voir autrement qu’en contrebas. Il ne se lassait pas de la lumière d’Elqui. Parfois, les virages lui donnaient le mal de mer. Alors il demandait au chauffeur de s’arrêter et il attendait que le tournis le quitte, calé dans les sièges, hagard. Souvent, les larmes lui venaient, il touchait leur sel de sa langue en faisant des grimaces et c’était comme s’il avait léché le nectar de sa propre existence. Lorsqu’il jugeait que la gymnastique avait assez duré et que le chauffeur risquait de le voir, il fermait les yeux puis disait que l’on pouvait redescendre. La routine qui était son fort avait fait passer le temps très vite, chaque jour étant comme un autre.
Vint le temps où il n'eut plus de nouvelles de Carlos Cabral. Vint celui où il ne quitta plus la maison, passant ses jours au lit, écrivant dès qu'il était seul, en se servant d'une tablette comme le faisait Gabriela.
Emelina, qui s'asséchait autant que Juan engraissait, continuait à tenir la maison et à faire les repas. Elle se mettait à l’épluche à seize heures, surveillait la cuisson, allait de pièce en pièce pour vérifier que l’odeur était bonne et à dix-huit heures elle appelait à table. Si tu ne mangeais que cette soupe, Juan, tu pourrais vivre cent ans.
Juan Godoy mourut dans son lit, vraisemblablement au petit matin, un jour que le scaphandre dut lui paraître trop lourd. Il avait écrit, peu de temps auparavant, au bas d’une feuille de comptes à laquelle il avait agrafé un dernier courrier de Carlos Cabral : 10 janvier 1960, troisième anniversaire de la mort de Gabriela Mistral, tout est en ordre.