Nicole Orthous (avatar)

Nicole Orthous

Abonné·e de Mediapart

125 Billets

0 Édition

Billet de blog 5 juillet 2012

Nicole Orthous (avatar)

Nicole Orthous

Abonné·e de Mediapart

Juan, Santiago, 1915, 3

Nicole Orthous (avatar)

Nicole Orthous

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il s'interrompit pour faire un rapide signe de croix, puis reprit.

-Je pourrai donner des leçons aux plus jeunes pour payer ma pension. Il est possible aussi que je puisse aider aux comptes dans votre administration. Je travaillerais volontiers à l'internat, plonge, entretien, je suis assez habile en bricolage.

 Le directeur n'avait pas bougé un cil pendant l'exposé de Juan Godoy. Il l'avait fixé et écouté, impassible, sans accompagner les moments les plus pénibles du moindre frémissement, si impassible qu'il se demanda comment il allait sortir de son immobilité lorsque le récit tirait à sa fin et que Juan Godoy se mettait à faire des propositions d'aménagement de son admission au lycée. Il pensa qu'il serait amusant de laisser le jeune garçon continuer mais tous les deux se rendaient bien compte que la tirade était finie, qu'elle n'aurait pas d'autres conclusions, que la parole devait être prise par le directeur. Il se racla la gorge, violemment. Il se leva, se dirigea vers la fenêtre et constata que le concierge n'avait toujours pas scié la branche du troisième tamaris de la contre-allée. Il fut en revanche content de voir les élèves rangés par deux, mains derrière le dos, tête droite, en attendant le signal du début des cours de l'après-midi, dix beaux rangs qu'il appelait son or, son maïs, graine de diplomates, d'avocats, de fonctionnaires érudits qui iraient faire fructifier le pays pour lui donner un rayonnement international, qui fonderait la patte chilienne, à l'intérieur et à l'extérieur. Il se savait homme de l'ombre, sans pouvoir lucratif ou brillant, mais il se voyait dompteur de dompteurs et croyait dans sa mission, la jugeant plus haute, peut-être, que ceux qui la lui avaient confiée. Il lui fallait se retourner pour faire face à Juan Godoy, il regretta d'être allé à la fenêtre, il ferma les yeux pour se concentrer sur sa tâche immédiate, parvint à regagner son bureau et à s'asseoir sans trop faire craquer ses genoux. Un temps, il fixa le jeune homme qui lui parut s'être rétréci sur la chaise, au point qu'il eut la vision de ses pieds ne touchant pas le tapis.

-Vous ne savez pas qui je suis, lui dit-il.

-Y aurait-il eu une méprise ? lança Juan qui tout à coup se dit qu'il venait de livrer son histoire à un secrétaire ou à un sous-directeur. Il essayait de se rassurer, il pouvait resservir le tout au directeur, plus tard, immédiatement même. C'était naturel qu'il n'ait pas été reçu par le directeur en personne, il n'avait pas eu à faire antichambre, il avait obtenu le rendez-vous dans un délai très bref, deux jours à peine, oui, le lundi matin pour le mardi après-midi, c'était trop facile, il n'avait pas assez réfléchi. Ensuite, il pensa que cet homme voulait dire "pour qui me prenez-vous ! ", ou "et vous, pour qui vous prenez-vous !", qu'il n'aurait pas dû parler sur ce ton aussi longtemps, sans attendre qu'il le questionne. Ou alors, cela signifiait "vous ne connaissez pas mon importance dans le pays, ma notoriété, vous vous adressez à un haut personnage".

-Mais vous savez qui est mon frère.

Juan cherche de la salive à avaler, de l'air à respirer, un cœur pour faire circuler son sang, du temps pour se reprendre. Nom de famille, nom de famille du directeur, impossible de le retrouver, un directeur, un frère connu, pas Jeronimo en personne, pas le père inventé, pas l'époux de la mère inventée. Il était découvert et voilà tout.

-Quel frère ?

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.