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Billet de blog 6 juillet 2012

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Juan, santiago, 1915, 4

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-Le père Augusto, curé d'Ovalle puis de Copiapo. Ernesto Cabral, vous ne pouviez pas savoir. Je suis Carlos Cabral, frère aîné qui a failli être curé, mais Ernesto était meilleur que moi. A vrai dire, cher enfant, je vous attendais et je ne sais ce que vous avez bien pu fabriquer depuis la mort de votre mère. Angelines, n'est-ce pas ? J'ai reçu, voilà plus de trois mois à présent, une longue lettre de mon frère, en réalité, deux lettres, une qui est un courrier de recommandation pour Juan Godoy, orphelin de père et de mère, fidèle et élève méritant, bien doué, patriote et craignant Dieu, sachant le français et l'Histoire, excellent en calcul mental, etc. Et une autre lettre dans laquelle il raconte ce que votre mère a souffert. Il a une grande compassion pour cette femme et de l'admiration pour son courage, j'ai compris qu'il en avait fait sa protégée. Il doit tenir à vous car il ne m'écrit jamais, sauf à Pâques. Enfin, il termine en disant qu'il compte vous avancer l'argent du voyage pour Santiago et il me demande de prendre soin de vous et d'assurer votre éducation. Vous voyez, monsieur, je vous attendais, comme je vous l'ai dit... A moins que vous ne soyez pas le Juan Godoy de Copiapo que j'attendais et que ce que vous m'avez raconté soit votre vraie histoire ?

-Non, non, monsieur le directeur, je suis bel et bien le fils d'Angelines et je connais votre... frère, je connais le père Augusto, comme mon bienfaiteur et mon ami. Il a veillé sur nous... et je n'ai pas su à quel point il a veillé sur moi.

 Juan s'en voulait l'imbécile. Puis il eut de la rancœur contre le curé, une rancœur comme l'œdème autour d'une piqûre de taon. A quoi bon ces camouflages ? Juan ne comprenait pas pour quelles raisons le curé n'avait pas dit simplement les choses mais il n'avait le temps de réfléchir à rien. Finalement, il émit sa vérité. Elle transperça les couches de son personnage fabriqué :

-Me voilà humilié pour le reste de mes jours.

Juan ne bougeait que la bouche. Les quatre ongles de sa main gauche pénétraient dans la chair de sa paume. Le directeur se releva et refit le trajet vers la fenêtre, pause comprise, avec le même sentiment d'insatisfaction à la vue de la branche tombante du tamaris. Cette fois, il parla à Juan tout en regardant dehors.

-Ne vous affolez pas, ne vous inquiétez pas, ne vous sentez pas mal. L'invention de votre vie ne sera pas vaine. Que vous ayez honte de votre mensonge et qu'il soit aussi rapidement découvert, cela vous regarde et je n'y peux rien. Très peu nombreuses sont les choses qui marquent un homme pour le restant de ses jours. La mémoire est un mécano, Juan, aussi compliquée soit-elle, elle s'arrange... Vous verrez. Je veux des Chiliens qui ne laissent pas une branche d'arbre brisée traîner au sol. Je veux des Chiliens qui scient la branche abîmée, pansent l'arbre et nettoient les débris, sans se plaindre et sans délai. Si vous êtes de cette trempe, vous êtes le bienvenu dans ce lycée, comme élève, comme élève à part entière, inutile de balayer les latrines pour gagner votre place. Je vous la donne. Conservez votre histoire, votre histoire inventée.

*

 Carlos Cabral tint ce qu'il avait dit à Juan et ce qu'il avait mis au point pour lui-même. Juan fut inscrit, suivit les cours pendant deux années, il réussit l'examen de l'Ecole Normale et obtint un certificat de comptabilité. Leur pacte resta secret. Juan conserva le bénéfice du travail mental qu'il s'était infligé pour paraître le jeune homme de bonne famille qui s'était présenté au directeur en avril 1915. Carlos Cabral, qui devait rendre peu de comptes à peu de monde présenta Juan comme un fils d'amis lointains, insistant seulement sur l'ancienneté de l'arrivée de sa famille sur la terre chilienne. Les professeurs se montraient rarement hostiles envers des créoles comme eux. Le comportement et les capacités de Juan suffirent ensuite à les séduire et à les contenter. Chaque semaine, Juan devait se rendre dans le bureau du directeur. L'entrevue commençait par un passage en revue des notes de Juan. Il arrivait que le directeur revienne sur une leçon ou aide Juan à faire un exercice. Ces répétitions les liaient. La deuxième partie de l'entrevue était un compte rendu que Juan devait faire de la vie à l'internat. Carlos avait compté l'employer comme espion. Juan se montra habile à venir au rapport, racontant disputes et travers dans un esprit de conciliation et de recherche de justice. Adolescent tranquille et raisonnable, il était devenu prompt aux conseils et à la bienveillance, heureux d'apprendre ce qu'il apprenait là où il l'apprenait.

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