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Billet de blog 7 juil. 2012

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Juan, Santiago, 1915, 5

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[Pour mémoire... Petronila Rojas Alcayaga : une fille, Emelina, et une autre fille de Jeronimo Godoy = Lucila Godoy y Alacayaga (=Gabriela Mistral). Jeronimo Godoy +Angelines = Juan Godoy]

Au bout d'une année, un troisième temps fut inclus dans l'entrevue, celui de la conversation à propos de Gabriela Mistral. Carlos Cabral avait attendu aussi longtemps qu'il l'avait pu avant de parler d'elle à Juan.

Il ne lui avait pas tout dit et voici ce qu'il n'avait pas dit : en décembre 1914, il avait assisté à la remise des prix des jeux Floraux au théâtre de Santiago, il avait entendu les vers primés et senti alors son cœur battre fort, les poils de ses bras se hérisser. Il avait d'abord été gêné de cette réaction épidermique puis il la pensa peu à peu justifiée. Ces vers de jeune fille avait de la grandeur, un souffle, ils étaient vraiment forts. Il lui fallait la voir, la féliciter, la prendre dans ses bras, lui demander de venir dire ses poèmes au lycée, en faire une invitée d'honneur, lui offrir une chaire, lui faire la cour, l'épouser, l'installer dans ce logement qu'il habitait comme un Bernard-l'ermite une coquille Saint-Jacques, pauvre petit bonhomme qu'il était, fonder avec elle une famille et elle, poète, poétesse, inspirée, et lui, à ses pieds la protégeant, ils seraient des figures de la société chilienne au service de l'amour, de la patrie, de la littérature et de l'éducation.

La jeune lauréate ne s'était pas montrée lors de la cérémonie. Il ne put l'apercevoir que parce que le président de l'Association des artistes et des écrivains du Chili, Magallanes, la lui avait montrée, au poulailler où elle s'était camouflée. Ce qu'il avait vu d'elle, une silhouette et vraisemblablement un regard, avait suffi à forger sa conviction. Son amour en fut encore plus radical.

Deux jours après ce bouleversement, il avait reçu la lettre de son frère dont il était sans nouvelles depuis des années. Comme il avait passé les journées, depuis les Jeux Floraux, à essayer de savoir qui était Gabriela Mistral, ce qu'elle faisait, où elle vivait, ce qu'elle mangeait et la couleur de l'air qu'elle respirait, il savait que Gabriela Mistral était un pseudonyme. Le nom de Godoy dans la lettre d'Augusto l'avait ébloui. Il s'était mis à attendre l'orphelin et lorsque celui-ci avait demandé à être reçu, Carlos s'était retenu de ne pas aller à sa rencontre pour le serrer dans ses bras en l'appelant petit frère. Il était parvenu à ne rien faire paraître sur le moment. Le récit inventé par Juan avait été bien assez déroutant. Carlos Cabral, sur le moment, avait vu tous ses projets se liquéfier. Puis il avait repris la main en apprivoisant le jeune homme.

Lorsqu'il se sentit suffisamment maître de la situation, il proposa à Juan de s'occuper des prêts à la bibliothèque du lycée pendant les grandes vacances car il avait décidé de garder le lycée ouvert pour les fils de quelques petits commerçants du sud. Un jour, il avisa Juan qu'il souhaitait être présent à la réception d'un colis de manuels.

-Allez-y, allez-y Juan, ouvrez. D'après ce que je sais, il s'agit de cinq volumes qui doivent aider à l'enseignement de la grammaire dans les écoles, avec des poèmes pour retenir les règles, apprendre par cœur et réciter. Voyons.

Il ouvrit le premier volume comme au hasard.

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