[Où l'on apprend que Juan va voyager vers le sud.]
- Juan, s'il vous plaît, regardez qui a écrit celui-ci.
-Gabriela Mistral.
-Vous la connaissez ?
-Non.
Juan savait que Carlos Cabral aimait faire des mystères, des mises en scène, des surprises. Souvent il s'était trouvé face à lui et à ses devinettes. Cependant, il ne craignait pas cet homme, il avait confiance. Il pensa qu'il voulait lui confier le cours de grammaire pour les plus jeunes et que les manuels allaient l'aider.
-Sachez, Juan, que cette femme, Gabriela Mistral, est d'abord un grand poète. Son vrai nom est Lucila de Maria del Perpetuo Socorro Godoy Alcayaga.
-La fille de mon père.
-Oui, exactement.
-Elle... Elle est connue ?
-Un peu. Elle n'est pas vraiment publiée, dans les journaux, tout de même, un peu. La connaissez-vous ?
-Non. Je savais que mon père avait une autre famille, une vraie, avec deux filles, mais je ne sais plus rien de personne.
Juan replongea un court instant dans l'atmosphère de leur maison de Copiapo, il revit la figure de sa mère, Angelines la clandestine bienheureuse d'avoir glané un foyer, la bien contente de ne pas être battue. Il eut envie de pleurer, de rage un peu, car l'autre famille de son père faisait surface dans un bocal que lui-même avait essayé de mettre aux normes. Avec les révélations de Carlos Cabral, il était rendu à un état qu'il n'avait pas cessé de vouloir évincer : être un demi-frère et donc un demi-fils. Il perçut le visage de Carlos qui se diluait dans les rayonnages, il se rendait compte qu'il tenait à cet homme qui s'occupait de lui autrement que Jeronimo ne l'aurait jamais fait.
Carlos le regardait aux yeux, du vert incroyable de la Cordillère et sur lesquels il avait pris l'habitude de plaquer ceux de Gabriela. Il se fit tonitruant :
-Vous voilà le frère d'un grand écrivain!
Il lui avait pris l'épaule et ne la lâchait pas, le secouant légèrement, comme pour les réveiller tous les deux.
-C'est que ... Je ne le savais pas, je n'y suis pour rien, qu'est-ce que ça change ?
-Maintenant, vous le savez. Enfin, nous le savons. Il rougit.
*
Carlos Cabral nota dans son journal : Mon amour jusqu'à ce jour était comme un navire en peine au cap Horn, avec un but et pas de chemin. Il va pouvoir trouver son détroit de Magellan, avec J.G. pour pilote. Juan savait tout, à présent. Carlos le fit entrer dans sa quête. Il lui montra, coupure par coupure, au compte-gouttes, la collection d'articles qu'il détenait. Il se faisait violence pour ne pas prolonger l'entrevue hebdomadaire, pour rester attentif lorsqu'il était question d'autre chose que de Gabriela Mistral et pour ne pas convoquer Juan à son bureau plusieurs fois par jour.
A la fin de l'année 1917, il écrivit à Don Cerda, son ministre de tutelle, pour demander que Juan soit nommé comme intendant au lycée de Punta Arenas dont Gabriela Mistral allait être la directrice, ce qui fut accepté.
-C'est fait, Juan, vous partez pour Punta Arenas. Le climat y est mauvais, les ciels mornes, les vents épouvantables. Quand un arbre parvient à y grandir, on l'entoure d'un grillage et on en fait une attraction. Il n'y a que des moutons et des Chilotes qui travaillent dans les usines à viande de mouton. Mais vous, vous serez en ville, dans le lycée qui est beau et confortable, vous ne fréquenterez que des ministres et des femmes qui sentent bon. Soyez fier de participer à la Chilénisaton de la Patagonie, Juan Godoy! Lorsque vous quitterez notre lycée, je ferai un discours pour rendre hommage à votre audace et à votre talent.