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Billet de blog 8 sept. 2012

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Achille, Vicuna, de nos jours

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[dernier épisode]

Il était près de midi. Les enfants se mirent à faire toutes sortes de bruits, montant et descendant la rue en courant, ils passaient de maison en maison.

Il y a une auto! Il y a une auto qui arrive !

Une belle auto! Tout noire et toute brillante.

Le monsieur demande après Emelina.

Impossible. Elle n'a plus personne.

Peut-être qu'elle est morte.

Mais il la cherche, il demande où est sa maison.

Je cherche Emelina Godoy, fille de Petronila Godoy Alcayaga.

On lui dit qu'elle a cent ans et que tout ce qu'on sait c'est qu'elle est encore là.

Elle a pas cent ans quand même, Emelina.
Elle en est pas loin. On dit que sa vie a duré la vie de six chevaux.

Vous lui avez dit où est la maison ?

Il n'est pas jeune non plus. Il a l'air d'un Espagnol ou d'un Français, pas un Américain, pas tellement. C'est une montagne. Une très vieille montagne alors.

Venez, venez, monsieur, elle est là, Emelina. Mais elle attend personne. Qu'est-ce que vous lui voulez ? Elle a gagné au loto ?

Ou alors vous êtes le croque-mort ? Parce que si vous êtes le croque-mort, elle est pas morte.

C'est là, sa maison. Vous passez dans la ruelle, à travers le jardin, et c'est là, la maison, la grande maison, on entre par la cuisine.

Emelina est toute petite, toute rétrécie. Oui, oui, elle est vieille Emelina, on dirait de la dentelle.

On vous conduit. Mais on n'entre pas. On n'y va plus. Il ne faut pas y aller. Sinon, elle nous mange. Elle ne mange plus que des enfants, rien d'autre. Il ne faut pas qu'elle nous attrape. Elle est vieille comme le temps.

On vous garde la voiture.

Je cherche Emelina Godoy, fille de Petronila Godoy Alcayaga, sœur de Gabriela Mistral.

-C'est moi. Qui es-tu ?

-Je suis Achille, je suis le fils de Juan, Juan Godoy.

-Impossible, le fils de Juan est mort en 1943, le 14 août. Tu n'es pas le premier à te réclamer de cette famille. Je parie que tu es poète. Vous en écrivez, tous, des choses et des choses!

-Non, je ne suis pas poète. Je dois vous parler. J'ai besoin de vous. Me donnerez-vous de votre temps ? J'ai besoin de beaucoup de votre temps.

*

Emelina lui montra la maison, il remonta une étagère, répara l'évier bouché et les toilettes, tira des fils électriques et remit la douche en marche. Ils avaient du travail.

Achille s'installa dans un bungalow tout proche mais d'où il pouvait voir la mine.

*

Ils se rendirent au cimetière, Achille le trouva beau, comme il trouva que tout était beau dans la vallée d'Elqui. A côté de la tombe de Petronila et de Juan, il lut, sur une plaque :  Carlos Cabral, 1988-1958, mon ami, mon parent.

-Parent de qui ? Ami de qui ? demanda-t-il à Emelina.

-Je te raconterai. Nous avons un peu de temps. Je te donnerai un coffret, fort démodé et petit. Je ne l'ai pas ouvert, il m'agace. Il a à voir avec les hommes de ta famille et avec leurs manières. Et puis, il y a les papiers de Juan. Quel homme chagrin il était. Des papiers, des papiers, il en a laissé des tonnes, il avait bien une idée derrière la tête. C'est rangé, tu verras, c'est bien rangé, il aimait l'ordre et moi je n'ai touché à rien. J'ai aussi un tilleul à te montrer, si nous avons la force.

***

Je suis Achille et je suis vieux. Si vieux que l'on pourrait me prendre pour une femme ou pour un insecte. J'ai rassemblé les papiers de Juan Godoy mon père, et toutes ses écritures. J'ai fait de mon mieux pour raconter ces quelques vies, j’ai parfois recopié, je n’ai rien inventé. Si vous me cherchez, vous me verrez peut-être, happé et relâché par un satellite, je suis avec Emelina, nous fredonnons des poèmes sous le tilleul.

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